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Le billet du 11 décembre 2012
Premier de cordée
Après le repas au « restaurant d’entreprise », comme disent ceux qui n’ont jamais connu le bonheur des cantines, il m’arrive souvent de sortir faire le tour du quartier. Juste histoire de m’aérer les poumons, les méninges, et de voir le ciel autrement que par vitre interposée. Ma boucle de promenade me ramène évidemment au 185 de la rue de Bercy.
Au 187, l’alignement des tours de bureaux s’interrompt sur un bâtiment bas, d’un étage, surmonté de deux cheminées orgueilleuses de 85m de hauteur : c’est ici l’une des chaufferies de la Compagnie Parisienne de Chauffage Urbain. Comme j’appartiens moi-même à cette honorable coterie, c’est tout naturellement que mon regard s’élève alors pour suivre ces deux flèches et m’enquérir, de visu, de quel genre de panache la clémence ou la rigueur du jour a bien voulu en garnir le chef : ma prime en dépend.
Aujourd’hui, je suis resté le nez en l’air et ma main s’est accrochée à la rampe de l’escalier que je gravissais à cet instant.
A mi-hauteur du plus proche de ces deux gigantesques tubes se tenait un ouvrier, debout sur une minuscule plate forme. Au jugé j’évaluais la surface à un demi-mètre carré. Ce plancher n’était lui-même que l’étape terminale et provisoire d’une échelle verticale, étroite à faire frémir et qui montait du pied, accrochée à la paroi.
D’évidence cette échelle n’existait pas les jours précédents et c’était cette silhouette qui en était l’auteur, cette minuscule tache jaune fluo coiffée d’un casque blanc. C’était lui, le premier de cordée de cette ascension industrielle qui, seul en tête et marteau en main, plantait ses spits dans le béton vierge de la cheminée. C’était lui, l’homme, qui fixait ensuite sur ces pitons les éléments d’échelles que d’autres mains invisibles lui faisaient monter au fur et à mesure par la corde de service. C’était toujours lui qui, au prix de je ne sais quelle acrobatie, devait remonter de quelques barreaux le plancher dérisoire sur lequel il prenait ensuite pied. Un peu plus haut, un peu plus seul face à son ouvrage et aux 85m de sa verticalité.
Malgré toutes les longes, tous les harnais, tous les stop-chutes que tous les Comités d’Hygiène et Sécurité du monde peuvent imaginer dans leur réunions ennuyeuses, quelle genre de trempe faut-il pour tenir debout, sans garde corps, avec 40m de vide à gauche, à droite, derrière et, collée devant soi, la surface arrondie d’un béton bien lissé qui monte toute droite, sans le moindre fruit pour en apaiser le gouffre ; tout cela dans l’air glacé d’un jour de décembre.
Loin sous ses pieds la rue vivait, indifférente. Il n’y avait pas de médias pour couvrir l’événement, pas de sponsors pour s’afficher, personne pour twitter ni faire le buzz. La société ne se met pas en frais pour une journée de travail ordinaire.


Parmi vous, peuple des bureaucrates, légions d’hommes-troncs rivés à vos écrans, travailleurs du chapeau qui laissez vos muscles au repos, j’en appelle à tous les grincheux, les pisse-froid et les ronchons. Vous tous, si prompts à vous poser en victime autour de la machine à café, à honnir à voix basse vos chefs incompétents, à déplorer l’urgence inacceptable, à déballer, jusque sur la table familiale, le stress de vos boîtes mails : pensez à l’homme perché sur ses quatre planches au flanc de la cheminée de la rue de Bercy. D’un coup, vous irez beaucoup mieux.
Quant à vous, politiciens de tous bords, qu’on n’élit plus que pour se donner bonne conscience de citoyenneté, levez donc les fesses de vos fauteuils de sénateurs, montez vous tétaniser les mollets et geler vos augustes miches sous la bise de l’hiver. Grimpez donc à l’échelle pour voir si de là haut aussi, tous les travailleurs sont égaux devant l’âge du départ à la retraite.
L’indigné d’un jour.
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