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Le billet du 27 mars 2013
Librairies en péril
Il y a quelques temps, pour des raisons que je n’évoquerai pas ici, j’étais à la recherche de textes d’auteurs, de nationalité Etats-z-Unienne, évoquant les atmosphères et les sujets chers au peintre Edward Hopper. Je confesse qu’en matière de littérature américaine ma culture s’apparente plus à la sécheresse des déserts de l’Arizona qu’aux vastes plaines fertiles de l’Illinois. En vertu du principe qu’il en vaut mieux un qui sait que dix qui cherchent, je sollicitai la documentaliste de ma médiathèque municipale préférée. Cette accorte personne sembla ravie qu’on utilise ses compétences pour autre chose que de flasher à la douchette les allers et retours des volumes vagabonds – fussent-ils précieux. Elle m’adressa par mail, deux jours plus tard, le fruit de ses recherches sous la forme d’une série de liens, fort pertinents à suivre pour ne pas se perdre dans la forêt touffue du web.
Je me souviens de mes voyages d’enfance dans le dictionnaire : indécis, curieux mais sans but, rebondissant d’un mot à l’autre au gré des renvois ou des illustrations, zigzagant dans l’alphabet. Je ne suis pas meilleur avec Internet ; ou bien je me laisse entraîner dans un zapping incontrôlable ou bien mon regard glisse sans la voir sur l’information cruciale qui m’aurait comblé. A mon explorateur il manque toujours une boussole.
Cette fois, grâce aux judicieuses balises de mon interlocutrice, ma navigation, de bord en bord, m’amena assez rapidement vers un havre qui semblait fait pour moi. Et, comme souvent sur le Net, après avoir sauté de liane en liane au travers la jungle des pages je tombais en Amazon, prêt à commander le précieux livre dans lequel je trouverai mon bonheur.
Mon enthousiasme pour les nouvelles technologies s’arrêta ici et retomba comme un soufflet. Le mauvais génie du Cloud s’aperçut à cet instant que, depuis ma machine, un utilisateur précédent s’était déjà créé un compte en Amazon et le malin m’en réclamait le sésame: ma mémoire percée n’en gardait évidemment aucun souvenir. La lassitude et l’heure tardive me décidèrent à fermer toutes les fenêtres, tirer les volets et plonger dans le noir la machine rétive et son âme damnée.
La nuit porte conseil dit-on.
Le lendemain, ruminant ma défaite, je me morigénais d’un coup d’avoir failli céder aux sirènes de l’économie numérique.
Quoi ! Toi qui chéris ces petites librairies à la lumière jaune avec leur odeur de papier sec, leurs étagères croulantes et leur capharnaüm d’antan. Toi qui serais triste comme une pierre si leurs refuges disparaissaient du peuple des boutiques ! Tu étais prêt à donner tes deniers à ces prédateurs à forte denture qui se font héberger par les Îles Caïman ! Ah traître ! Qu’allais-tu donc faire ?
Le soir même, gonflé à bloc, je poussai sans hésitation la porte de la librairie « Page 1 » qui fait face à la gare de Robinson.
Tout y était : la lumière parcimonieuse tombant des abat-jour, les murs de reliures étagées du sol au plafond, le dédale des boyaux se frayant un chemin entre les amoncellements de bouquins empilés sur les bacs, les cascades de brochures en équilibre sur les lutrins. Un vertige d’idées, d’histoires, d’émotions, de sentiments, de théories, emprisonnés en milliards de petits signes noirs sur papier blanc et qui n’attendent qu’un lecteur pour vivre à nouveau.
Derrière les piles je cherchais des yeux le libraire, forcément un homme d’âge mur, le cheveu rare, les yeux usés par la lecture, secourus sans doute par des lunettes demi-lune en équilibre sur le bout de son nez, un nez insensible, depuis tant d’années, à l’odeur du clan qui imprègne son gilet de flanelle… C’était une jeune femme. Bon, surtout pas de préjugés sexistes ; avenant, je m’avançai et mis toutes les chances de mon côté en détaillant ma requête:
1) Le titre : Relire Hopper
2) La description : Un recueil de nouvelles de romanciers américains, sélectionnées et présentées par Alain Cueff.
3) L’éditeur : la R.N.M., la Réunion des Musées Nationaux, publié à l’occasion de la récente exposition au Grand Palais.
« Ça me dit quelque chose » me répondit la libraire.
J’en étais sûr ! Je m’attendais à la voir suivre un mystérieux fil d’Ariane au milieu du labyrinthe, aller se planter au pied d’une des parois de livres, laisser son doigt courir le long des dos, rangés serrés sur les étagères, puis s’arrêter net…
Au lieu de ça, elle s’affaissa derrière le comptoir.
Tap a tap a tap, clic, clic, clic. Je devinais la lumière d’un écran se refléter sur son visage immobile ; seules les pupilles bougeaient dans leurs orbites.
« Oui, c’est bien ça… mais j’en n’ai plus… évidemment, je pourrais le commander… »
Je pourrais ??? Ah ce conditionnel ravageur, si chargé de renoncements !
« Après, ça dépend des rééditions… trois mois… six mois… on peut pas savoir… »
Schplonk! La porte vitrée se referma lourdement sur mes talons pendant que le froid du trottoir me montait dans les mollets.
Évidemment, Amazon a triomphé. Deux jours après, le livre était dans ma boîte à lettre, acheminé aux bons soins de Colissimo. En plus, j’avais acheté un autre ouvrage de reproduction des peintures de l’artiste : « pour rentabiliser les frais de port ».
Pauvres libraires ! J’ai peur que les alligators aient déjà tout bouffé !
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