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Le billet du 20 juillet 2016

Les burons

Honte à moi, j’ai vécu 62 ans sans savoir ce qu’était un buron. Pire, j’ai cru remplir ma vie, aveugle que j’étais dans l’obscurantisme de mon ignorance, sans même soupçonner que la terre d’Aubrac avait nourrit de son sein la plus belle invention de l’homme et de la vache réunis : le buron.

Car il faut s’arrêter sur ce plateau, où les pâturages ondoient sans limite au flanc des collines, pour apprendre que les burons sont l’Aubrac et … réciproquement, comme aurait dit Pierre Dac.

Ceux dont l’écho des légendes remplit les brochures, sur les lutrins des Offices du Tourisme, ont fait florès au XIXe siècle. C’étaient ces abris de pierre qu’utilisaient les bergers pendant leurs séjours d’été sur les hauteurs. Ils y confectionnaient le fromage avec le lait de la traite et le conservaient pour les premiers mois d’affinage avant de redescendre dans les vallées pour l’hiver. Le Laguiole : ce fromage qui ne se partage bien qu’avec le couteau du même nom.

Depuis huit jours que je suis ici, j’ai l’impression d’être possédé par le buron.

J’habite buron.

Le gîte que nous avons réservé est un ancien buron. J’ai sifflé d’admiration à l’épaisseur des murs, je suis resté béat devant l’ouverture de la cheminée où l’on peut entrer debout tout entier. J’ai trouvé pleines de charme les solives sinueuses et leur équarrissage approximatif. J’ai trouvé cosy le jour parcimonieux qui, même en plein midi, garde la pièce à vivre dans la pénombre. J’ai été attendri par le bloc de granit, creusé en évier, au fond d’une niche dégagée dans l’épaisseur même du mur.

C’est facile d’être séduit par tout ça quand le buron est labellisé « Gîte de France » et offre en plus : le lave-vaisselle, le micro-onde, la télévision HD et une douche à robinet thermostatique !

Je mange buron.

Visite de la fromagerie de la coopérative « Jeune Montagne » : elle a une exclusivité de production presque complète sur le Laguiole et l’Aligot autorisés à porter haut et fier le sceau A.O.C., gage de l’authentique sans toc.

Hé bien, cette installation moderne n’est en fait qu’un grand buron.

Bien sûr, avec les normes d’hygiène, le carrelage émaillé et l’inox ont triomphé de la terre battue et du bois, mais on nous explique doctement qu’il ne s’agit que d’une transposition des gestes exacts que faisaient les buronniers de jadis. Ouf ! On a eu peur ! L’authenticité est sauve, le dogme ancestral est préservé… même si on vous avoue que, pour la viabilité de la coopérative, il a fallu aller chercher, chez nos amis les Suisses, des vaches à pis rouges pour soutenir le cheptel Aubrac devenu exsangue.

Je photographie buron.

Le buron est fourbe, il a senti ma faiblesse pour les lumières rasant les vieux murs de pierre.

Celui de notre gîte était-il trop rénové pour me plaire ? Qu’à cela ne tienne, il m’a offert la masure d’à côté, délaissée depuis longtemps. Avec celle-là, il m’a envoûté de rusticité décrépite : peinture écaillée et vitre manquante à la fenêtre du pignon. Il m’a fait tourner la tête avec trois fleurs en équilibre, jaillies d’entre les joints au sommet d’un contrefort. Il m’a subjugué avec une porte voûtée, moitié envahie par un rejet de frêne et s’entrebâillant sur l’obscurité d’une grange mystérieuse. Il m’a hypnotisé en faisant jouer les ombres sur ses cubes de basalte et miroiter la lumière sur les éclats de ses granits.

Le buron est malin, lui et ses frères ont réussi à s’infiltrer sur mes photos de paysage. Ils ont ancré les géométries incertaines de leurs toits de lauzes dans les pentes de cette grande houle d’herbe qui pousse

ses bosses et déroule ses kilomètres de clôture barbelée jusqu’à l’horizon.

Je parle buron.

Le buron est contagieux. Depuis que je connais ce mot, j’entends ma bouche en prononcer d’autres, du même exotisme régional. Le cantalès, le pastre, le bédélier, le roul : tous les grades de la hiérarchie des buronniers y passent ! Je me surprends même à me gargariser en même temps, et d’estive et de truffade.

J’ai dû faire une over-dose de dépliants dans les Offices du Tourisme ou bien, j’ai trop lu tous ces panneaux explicatifs qu’on assène maintenant aux touristes à chaque tournant des sentiers et des ruelles.

Les mots et les gestes sont sans doute comme les hommes : on attend qu’ils aient disparu pour en chanter la gloire. Je crois que les buronniers du XIXe siècle riraient bien haut en se tapant sur les cuisses s’ils voyaient leurs expressions, leurs habitudes et leurs ustensiles élevés ainsi au Panthéon du patrimoine.

Notre siècle douterait-il tant de son présent, qu’il veuille à tout prix s’assurer de ses racines ? Pourquoi ce qui a été serait-il plus authentique que ce qui est ?

Ne comptez pas sur moi pour répondre à ces questions embarrassantes. Ce n’est pas le sujet d’un billet de vacances. Moi, je voulais juste vous parler des burons.

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