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souvenirs et digressions juin 2022
Il était un petit Queribus
Je ponctue ma vie de petites habitudes, de rites quotidiens. J’aime ces répétitions, elles échappent au temps. Hier, aujourd’hui, demain, tout se lisse car tout se termine et tout recommence. Quand je remplis ainsi le présent, il n’y a plus de regret du passé ni d’inquiétude pour l’avenir.
Depuis que j’ai pris pied dans ma nouvelle vie Agathoise, une de ces habitudes s’est imposée naturellement, comme une évidence ; c’est celle que j’ai baptisée « le tour du boulanger ».
Ça commence par un rituel de gestes : vérifier le contenu du porte-monnaie, choisir sa tenue selon le temps, dégager la bicyclette du mur du garage, coincer le sac bien plié dans le porte-bagage, passer autour du cou le cordon qui lie la clé de l’anti-vol et enfin, partir.
En deux ou trois premières fois, le parcours et le choix des rues a été figé.
Rejoindre la rive de l’Hérault, en suivre le cours jusqu’à la jetée, prendre à gauche par le front de mer jusqu’au débouché de la rue du boulanger et s’arrêter à cette boutique qui n’a rien pour attirer l’œil mais dont le pain nous convient. Ce devoir accompli, la suite se résume en un mot : rentrer.
Je pourrais varier l’itinéraire, l’abréger ou le rallonger au gré des humeurs ou des contraintes, mais non, invariablement mes roues retrouvent sur le bitume leurs traces de la veille.
Le long de ce chemin, je me suis trouvé un copain que j’ai surnommé « Le Petit Quéribus ». Il a la constance de mes habitudes, à chaque fois que je passe, il est là, fidèle, immuablement amarré à son ponton.
C’est un petit canot, tout modeste, tout simple, coque bleue, pont blanc. Une barquasse coiffée d’une cabine ouverte qui ne vous fait même pas croire qu’elle vous protégera du gros temps. Sur l’avant, son plat-bord se rehausse d’un garde-corps, mais, si fin, si maigrelet, que l’on peut réduire son rôle à piéger les éclats du soleil sur son trait d’inox.
Des bateaux amarrés à l’année le long de l’Hérault, il y en a à la pelle. Pourquoi n’ai-je vu que celui-ci ? Pourquoi c’est lui que j’ai élu au titre de copain : mystère. Çà doit être ça, « regarder avec le cœur »…
Il m’a fait penser à ces bateaux-jouets que l’on donne aux tout-petits quand il s’agit d’apprivoiser l’eau du bain et qu’ils font chavirer, cul par dessus tête, dans leurs mouvements désordonnés. Un archétype de petit navire qui n’a ja-ja-jamais navigué Ohé, Ohé !
Dès la première rencontre je me suis dit « Toi, je te photographierai ».

Depuis, à chacun de mes passages, nous nous saluons du regard :
– Hé, bonjour ! Toujours à l’ancre ?
– Et toi, toujours en selle ?
Mais je ne suis pas honnête car je sais très bien que ce qui m’a séduit, c’est ce nom « QUERIBUS », peint en lettre noires sur le bandeau blanc, au-dessus de l’unique essuie-glace.
C’est ce paradoxe qui m’a arrêté : pourquoi un nom si fort sur un esquif si frêle ? Pourquoi sur son front cette citadelle Cathare, hérissée sur un éperon des Corbières, quand, le nez à l’ancre, ses flancs débonnaires accueillent les caresses du flot de l’Hérault, amolli par l’estuaire. Quelle hérésie revendiques-tu, Petit Quéribus, toi qui semble si docile, rivé à ta chaîne ?
Sans rien laisser paraître, jour après jour, je joue les espions. J’ai mes repères. Je guette un signe, le déplacement d’une aussière, un mouillage un peu plus haut ou un peu plus bas dans le courant qui me prouverait qu’entre deux de mes passages, ST858369 a frémi, que son étrave a retrouvé le chemin de la mer toute proche, le temps d’une partie de pêche ou d’un convoyage.
Mais rien, cette immobilité immuable, au fil des semaines puis des mois, me fascine et m’intrigue à la fois.
Le Petit Quéribus est amarré tout près des chantiers navals. Son ponton est tout à côté de la première des encoches que l’on a aménagées dans la rive. Les bateaux y avancent leur proue, au-dessus des sangles immergées des ponts-roulants, pour se faire hisser hors de l’eau et aller se reposer sur cales de l’autre côté de la route.
Là, donc, à deux pas de son erre, on s’agite : on ponce, on gratte, on décape, on meule, on soude, on répare, on repeint. Rien n’y fait. Le Petit Quéribus reste là, impassible, endormi, comme si toute cette intendance ne le concernait plus.
Cela m’attriste un peu, je le sens exclu, attaché là, en marge du monde des hommes. Ferait-il partie des ces objets que la vie qui coule rend encombrants et qu’on essaie d’oublier sans oser déjà les mettre au rebut. Pourtant, il a encore bonne allure.
Alors, quelquefois, je lui invente des passés.
Une fois, c’est une vie simple, remplie des bonheurs d’obéir à son propriétaire, mêlant le bleu de sa coque à celui de la mer dans l’air frais du matin. Il l’emmène là-bas, devant le Fort de Brescou, tirer ses lignes et armer ses hameçons et au soir, cuit de soleil et gorgé de sel, il le ramène au ponton, avec ses paniers pleins. Et puis les ans s’ajoutent aux ans, le propriétaire vieillit, la maladie l’assaille, les sorties en mer passent du côté des souvenirs et le Petit Quéribus reste là, en instance, désemparé, à ne plus savoir sur quel flot danser.
Une autre fois je lui construis une vie de bravoure à la hauteur de son nom. Le voilà, au cœur de la tourmente, trompant le monde qui le croit perdu par sa taille en décuplant son courage. Il avance, face à la rafale, éreinté par la houle il garde le cap. Il est là, aveuglé par les eaux en colère, il négocie le ressac, domine l’écume et, triomphant, se glisse entre les deux jetées du chenal, fier d’avoir encore une fois fait renaître son pilote à la vie.
Cette deuxième version m’amuse plus. Je l’imagine bien en petit bateau ivre, comme celui du grand Rimbaud. Il a vu, lui aussi, « ce que l’homme a cru voir » et puis étourdi par le poids de son nom et revenu de tout, il se complaît maintenant à l’indolente langueur « sous les yeux horribles des pontons »…
Voilà, moi aussi, avec cette coquille de noix, je me suis étourdi à tirer ces quelques lignes pour attraper les mots.
Il n’empêche.
Je pressens que, s’il m’advient un jour de découvrir le ponton vide, il y aura en moi une petite fêlure. Le charme de l’immobilité sera rompu, brisé par la marche du temps.
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