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Initialement, je n’envisageais pas de publier ce texte car la deuxième partie m’en est tout à fait personnelle et intime. Voilà 5 ans que je n’avais pas relu ces pages et il me semble d’un coup que ce sont les plus belles et les plus denses que j’ai écrites ; sans doute par leur sincérité. Bien sûr les faits sont intimes, mais quoi de plus partagé que l’épisode du COVID et la perte d’un parent proche ?

Voici donc un texte dont j’ai ressenti l’écriture comme une nécessité, un besoin profond de me construire un récit du chaos d’expériences et d’émotions qu’a été pour moi l’année 2020.

souvenirs et digressions septembre 2020

2020 : Hausses brutales du prix de la vie


à mes chères Françoise, sœur et compagne

Moi qui suis toujours en quête de sujets pour alimenter mon plaisir d’écrire, voilà que l’année 2020 a mis sur ma route deux parenthèses, curieusement imbriquées, pendant lesquelles digressions et idées courtes se sont heurtées à foison dans ma tête. Deux parenthèses qui sont venues mettre à mal le ronronnement rassurant de ces « marronniers » qui, en ponctuant cycliquement nos années, nous donnent l’illusion que le temps qui passe se perpétue et que des prochaines fois seront toujours à vivre.

J’aurais pu me jeter promptement sur mon stylo dans l’impulsion de l’actualité toute fraîche : il n’en a rien été. Voilà deux mois que le besoin d’écrire est là et que les idées tournent en rond dans ma tête ; ballet mouvant de confusions mentales où s’affrontent les contradictions, où les théories montent comme des soufflés, appelées par des besoins de certitudes, et retombent ensuite, démontées par les faits. Il me fallait sans doute ce temps de gestation pour que le bouillon se calme, que les idées s’agrègent et me laissent apparaître les strates d’un récit un peu organisé. Une sorte de cohérence acquise par sédimentation diraient les géologues.

D’une manière plus triviale, il est aussi moins facile de s’attaquer gravement à des sujets sérieux que de traiter légèrement des anecdotes. C’est une autre tonalité d’écriture qu’il me faut explorer sans être sûr d’en maîtriser la justesse. En cela, je plaide l’indulgence de la première fois auprès de mes lecteurs éventuels.

La première parenthèse n’a rien de personnelle. Elle est facile à deviner tant son emprise a été planétaire et nous a concernés tous. C’est cette rupture que l’apparition et la diffusion du corona virus ont provoquée dans nos vies.

Dans la lorgnette des médias qui formatent aujourd’hui notre compréhension du monde, il a fallu deux mois pour que cette épidémie passe du stade de fait divers à celui de menace omniprésente sur tous les endroits de la terre où les hommes respirent et se côtoient.

Deux mois d’appropriation collective d’un danger non maîtrisable pouvant remettre en cause l’existence de chacun. Deux mois où l’on a vu les faits suivre les voix de quelques Cassandre contre l’avis majoritaire des « pas nous, pas nous » : ceux qui jugeaient la Chine toujours aussi lointaine que du temps de Marco Polo puis ceux qui, du haut de leur système de santé exemplaire, regardaient avec condescendance vers la pauvre Italie à la peine. En mettant sa patte sur l’Europe, le virus s’est bien moqué de ces particularismes. Il a répandu sa douleur depuis les austères mangeurs de harengs jusqu’aux inventeurs de la commedia del arte et, les gaulois hâbleurs n’y ont pas échappé.

Il a traversé l’Atlantique pour conquérir la première puissance économique du globe, en dépit des twitts ébouriffés de son plus haut dignitaire. Il a fait son bonhomme de chemin de virus, à la recherche de bronches accueillantes et en suivant sans doute les milliers de routes commerciales qui relient maintenant tous les hommes.

Cette dénégation collective du malheur possible, qui a eu beaucoup de mal à s’estomper, m’apparaît aujourd’hui terriblement humaine. Je l’associe à notre manière à tous de placer « par défaut » la maladie comme un risque pour les autres, en refusant de l’imaginer pour soi. Je ne retiens pas ça comme une faiblesse mais comme une condition inhérente à notre état de conscience : comment lancer les projets de nos vies sans cet optimisme déraisonnable qui nous pousse à penser que nous aurons toujours le temps de les mener à terme.

Dans nos démocraties, ce lent travail d’acceptation a été dévastateur pour le crédit porté à nos dirigeants. A l’heure où nos machines se souviennent de tout ce qui a été dit, le moindre changement de jugement a été jeté en pâture à la vindicte pour gonfler les échanges sur les réseaux sociaux. Avec l’opprobre en prime : on nous ment, on nous manipule, il faudra rendre des comptes…

Dans ces foires d’empoigne, j’ai surtout perçu l’anxiété des gens à constater que les organisations ne maîtrisaient plus l’avenir. Finis les plans, les politiques, les objectifs, les mesures : demain serait au bon vouloir du virus.

Alors qu’habituellement nous investissons certains d’entre nous du rôle rassurant de guide pour nous expliquer comment nous fabriquerons notre vie future, voilà qu’une méchante petite bête venait renverser nos utopies et mettre dans l’actualité de notre présent l’incertitude et l’impermanence de toute chose. Toutes les autorités ont été mises à mal, la communauté scientifique y compris ; on a vu qu’elle n’était pas abstraite mais composée d’égo, avec tous leurs travers et leurs imperfections. Salutaire rappel aussi pour notre aveuglement vis-à-vis du pouvoir que nous attribuons souvent aux blouses blanches. Les sciences qui touchent à l’humain sont des sciences « molles » dans lesquelles les hypothèses prévalent sur le calcul. C’est la vie qui contient l’homme, prétendre comprendre la vie serait inverser contenant et contenu.

Depuis ma position d’observateur européen, je trouve que cet épisode a révélé le pouvoir exorbitant qu’ont pris les médias.

Je ne leur reproche pas d’avoir orienté le débat, on y a lu ou entendu à peu près tout et son contraire. On y a trouvé les degrés habituels qui vont de l’effet d’annonce en quête d’audience aux analyses fouillées et plus circonspectes selon les sources qu’on voulait bien se donner la peine d’aller chercher. Pour moi, le biais dictatorial a été l’unicité du sujet. Au fil des jours, la Covid19 a fait le vide autour d’elle, éclipsant toutes les autres actualités. Le mythe de la pensée unique, réalisé, non pas par une autorité politique ou religieuse, mais par l’organisation économique du monde de l’information.

Même si les décisions politiques qui ont été prises ont impacté des millions et des millions de personnes sur la planète, cette réduction drastique de l’image du monde à la seule propagation d’un virus m’a choquée. J’ai le sentiment que le caractère obsessionnel et exclusif qu’a pris l’information à ce moment-là a joué un rôle dans l’anxiété des populations en éliminant tous les autres points de repères qui habituellement relativisent et mettent en perspective l’actualité.

Heureusement il nous est resté l’humour et les milliers de bêtises qui se sont échangées pour tourner la peur en dérision.

J’ai ressenti aussi un autre effet pernicieux, celui de l’obligation qui nous est faite maintenant, de nous tenir informés si nous ne voulons pas nous voir exclus de la vie sociale. L’usage de l’Internet a inversé le sens des flux. L’autorité ne diffuse plus ses directives à ses sujets, ce sont les administrés qui prennent l’habitude d’aller chercher eux-mêmes leurs règles de conduite. Une évolution subtile vers la docilité grégaire dans le fonctionnement du principe « nul n’est censé ignorer la loi » …et une allégeance de plus des politiques aux maîtres des réseaux numériques.

Je n’étais pas au bout de mes étonnements. Avec la mise en place du confinement, j’ai assisté avec sidération à la mise à l’arrêt volontaire de l’économie par le politique. La même machine qu’auparavant on considérait incontrôlable au point de ne pas pouvoir même la freiner pour éviter à notre planète de cuire sous son couvercle de CO² !

J’y ai vu là une rupture incompréhensible dans l’estimation du prix que nous attribuons à la vie humaine.

Car quoi, dans le monde d’avant, au nom de l’économie et du commerce mondial on s’exterminait allègrement pour le contrôle des matières premières, on en affamait sans vergogne un bon nombre pour rendre les autres obèses. Ceux-là mêmes à qui on vendait, pour remplir leurs vies oisives, alcool, tabac, sucres à gogo, machines infernales empoisonnant l’atmosphère et qui, au final, les envoyaient ad patres avant leur heure, cœurs épuisés, poumons encrassés, cellules en folie. Dans le monde d’avant, une vie humaine ne valait pas cher sur l’étal des marchands et d’un coup, parce qu’elle était menacée par un virus, cette même vie devenait inestimable au point qu’on lui sacrifiait tout ?!

C’est ce changement radical des critères qui m’a interpellé dès le début.

Certains se sont engouffrés dans cette brèche, le grand soir était arrivé, enfin nous comprenions nos erreurs, pour la première fois dans son histoire l’humanité était rassemblée dans un même mouvement, les armes, le pouvoir et l’argent avaient montré leur impuissance, le soin, l’empathie et l’entraide reprenaient les rênes, plus rien ne serait plus comme avant : nous avions changé de paradigme ! J’aurais bien voulu y croire mais je n’y suis pas arrivé.

Aux derniers chiffres de cette fin du mois d’août, la Covid19 a causé la mort de 800 000 personnes. Sur les 7,7 milliards que nous sommes cela représente environ 0,01% d’entre nous (1/10 000). Sans vouloir retirer quoique ce soit aux souffrances individuelles de ces malheureux ni à la douleur de leurs familles, il faut bien reconnaître que l’impact est sans rapport avec celui de la pandémie de 1918 où la grippe dite « espagnole » avait fait disparaître, estime-t-on, entre 2 à 5% de la population mondiale de l’époque (200 à 500 fois plus !). Pour autant, aucune mesure comparable n’avait été prise à l’époque et l’épisode avait été vécu comme un avatar de plus de cette rivalité mouvante qui oppose nos organismes et les virus depuis toujours.

Qu’est ce qui, aujourd’hui, nous a fait réagir si brutalement, nous a convaincu aussi facilement de renoncer à nos libertés pour nous soustraire à la menace de cette maladie virale ? Ces questions ont tourné en rond dans ma tête.

Avons-nous pressenti qu’en rendant indispensables à notre existence ces circulations incessantes de marchandises et de personnes autour de la planète nous avions ouvert aux virus une voie royale pour nous envahir ? Sans doute, pourtant, d’autres hypothèses se sont échafaudées dans mon esprit dont je n’arrive pas à me départir et que je vais me risquer à formuler ici.

Je l’ai évoqué tout à l’heure, par sa façon de vivre, l’homme envoie au trépas, avant leur heure, une partie de ses congénères : tout va bien, dans la comptabilité des pertes et profits c’est acceptable, le pouvoir de l’homme n’en n’est pas entamé, il en sortirait même presque fortifié. Mais voilà qu’un virus, en free-lance, se prévaut de décider à son gré de nous faire disparaître ! Ce n’est plus la même chose, le piédestal se fissure, l’homme-ange est déchu, le voilà qui redevient une bête. Quelle humiliation !

La religion du consumérisme, qui s’est étendue sur toute la planète, a gommé nos tenants et nos aboutissants. Elle nous offre un récit incomplet qui ne s’intéresse qu’à notre présent. Pour masquer cette lacune, elle cache soigneusement l’image de la mort et la fait disparaître de ses icônes pour dissimuler son impuissance à l’intégrer. Le jeunisme fait florès, les seniors ne sont plus ces ombres prostrées qui se desséchaient au coin des cheminées tièdes de nos ancêtres ; ce sont des acteurs économiques à part entière de la société des loisirs. Ils font tourner l’industrie pharmaceutique et médicale, à l’extrême on les cache dans les Ephad, ces cautions morales de nos sociétés reconnaissantes. Et voilà que dans ce tableau bien liché, un vilain Corona virus vient taguer aux quatre horizons le visage grimaçant de la camarde. Quelle audace irrévérencieuse !

Interrogations ou pas, à partir du 11 mars il a bien fallu vivre ce confinement. J’ose le dire, le premier mois ne fût pas malheureux. Pour moi, ce temps fût bizarre, étrange, « inédit », comme s’en gargarisaient les médias, mais tout à fait supportable.

En premier, ce virus a eu la bonne idée de me faire prendre conscience de la chance que j’avais de posséder trois choses : une santé qui me tenait éloigné des catégories « à risques », une grande maison avec un jardin et un âge qui m’avait libéré des soucis du travail et des enfants. Avant cet épisode, c’étaient autant de choses auxquelles je ne prêtais pas l’attention qu’elles méritaient, les trouvant normales, voire embêtantes pour ce qui est du temps monopolisé par une maison et un jardin et des vertiges qui m’assaillent quand je ressasse mes trop nombreux souvenirs.

Docile, j’ai respecté les consignes, j’ai pris mes précautions, mais je ne crois pas avoir eu peur d’attraper cette maladie. J’ai entendu les témoignages de ceux qui se retrouvaient privés de ressources, de ceux qui tournaient en rond derrière les fenêtres de leur énième étage ou de celles qui s’écartelaient pour superposer la cuisinière, la préceptrice et la télétravailleuse. Cela m’a rendu modeste en matière de mauvaise humeur et j’ai fait contre mauvaise fortune bon cœur devant les queues au supermarché, mon Parc de Sceaux bouclé et ma piste cyclable habituelle barricadée.

Les rayons de farine dévalisés ne nous ont pas gênés car, avec Françoise, nous ne sommes jamais tombés dans le travers de la pâtisserie-passe-temps, pas plus que dans celui des journées-pyjamas, vissés sur le canapé. Du temps, il y en avait, nous l’avons organisé, ponctué de petits rituels et nous l’avons savouré tranquillement sans jamais le trouver long.

J’en ai utilisé beaucoup pour m’occuper du jardin ; il faut dire que le soleil généreux et le silence imposé en faisait un endroit délicieux. Le calme et l’immobilité de la ville étaient impressionnants : une sorte de week-end du 15 août qui se serait figé. Les cris des jeux d’enfants dans les jardins, le bleu pur du ciel au-dessus des toits, les chants d’oiseaux, les odeurs oubliées d’herbe et de terre sur la banlieue étaient autant de bonheurs perdus qu’on se plaisait à retrouver.

Emporté par cette atmosphère, j’ai décroché du râtelier aux outils le vieux scarificateur à main pour retirer la mousse de mon herbe (il y a longtemps que je ne parle plus de pelouse…), pour ne pas troubler le silence et rester dans la note de ce retour à l’ancienne. Et doucement, morceaux par morceaux, jours après jours, je suis passé partout.

Je l’ai vécu ainsi, ce premier mois de confinement. Comme un oisif d’une société trop riche, gonflée de ses réserves et qui peut se permettre de vivre quelques temps sur l’inertie de son système. J’imagine bien que ce point de vue n’était sûrement pas partagé dans les rues de Calcutta ou dans les faubourgs de Bamako.

Comment aurais-je vécu dans ces conditions les deux autres mois de confinement qui ont suivi ? Je ne le saurai pas car le 7 avril la vie a ouvert devant mes pas une deuxième parenthèse qui m’a emmené, elle aussi, vers des chemins que je n’avais jamais empruntés et qui s’est chargée de redistribuer les cartes de ma vie quotidienne.

Ce second épisode appartient complètement à ma sphère privée. Pour les éventuels lecteurs qui ne feraient pas partie du cercle des proches, il est peut-être temps, au milieu des digressions, de laisser s’écouler ici quelques souvenirs pour leur offrir un bref condensé d’histoire familiale.

De 1934 à 1937, deux élèves de l’Ecole Municipale Professionnelle Diderot qui suivaient le même apprentissage du métier de chaudronnier, se côtoyèrent et se lièrent d’amitié. Chacun d’eux avait pour toute fratrie une unique sœur. Bien que contrecarrée par cette autre parenthèse tragique que fût la guerre, la vie fit tourner sa ronde, battre les cœurs et à la fin, chacun des deux épousa la sœur de son copain. L’un des deux couples devint celui de nos parents, à ma sœur et moi, l’autre celui de notre unique « tonton et tata ».

Le couple de mes parents connut la joie d’avoir deux enfants et le malheur de laisser un veuf vivre dans le souvenir pendant 23 ans. Le couple de mon oncle et de ma tante eut le malheur de ne jamais réussir à avoir d’enfants et le bonheur de cheminer harmonieusement main dans la main pendant 69 ans.

Ce court-circuit familial, qui a réduit sévèrement le cercle des proches, explique sans doute que les liens aient été si forts entre nous six.

Papa, maman, tonton, tata, quatre mots doux qui sont pour moi comme les quatre tours d’angle de ce château fort protecteur au pied duquel ma sœur et moi avons pu savourer notre enfance.

1990, 2013, 2017, les tristes souvenirs de trois effondrements par la sape de la maladie et de la vieillesse extrême.

En 2020, à 97 ans et toute vacillante qu’elle soit, ma tante reste la dernière de ces tours familières encore debout sur le champ de ruines, soutenue par la force de son caractère et de sa ténacité.

Depuis le début du confinement, je vais la voir moins souvent dans sa grande maison de Sainte-Geneviève-des-Bois. Je garde mes distances derrière mon masque. Je regarde le courrier arrivé depuis ma dernière visite, nous déplorons ensemble le service d’aide à domicile qui est devenu rare et aléatoire depuis cette affaire de virus, je la réconforte comme je peux.

Bêtement, le volet roulant du séjour s’est cassé et le réparateur que j’ai appelé ne peut plus venir, tout confiné qu’il est, lui aussi. La voilà contrainte de vivre dans la pénombre et d’être privée de la vue de son jardin où elle ne va plus mais où elle a tant de souvenirs. C’est embêtant mais elle accepte et pour détendre mon front, elle me dit « On n’y peut rien, ne t’inquiètes pas, j’en ai vu d’autres tu sais ».

Début avril, la voix de la charmante vieille dame se fait plus frêle au téléphone, le vernis craque, la voilà moins rassurante : « Je m’affaiblis tu sais, ce matin il m’a fallu 20 minutes pour réussir à me lever de mon lit, j’ai cru que je n’y arriverai jamais ». Les infirmières qui passent la voir quotidiennement m’alertent, elles aussi, me parlent de rétention d’eau, d’œdèmes dans les jambes : « En plus du lit médicalisé, il lui faudrait un fauteuil releveur ». In extremis, je rajoute le fauteuil à la livraison du lit que j’ai organisée par téléphone avec la boutique spécialisée qui est proche de chez elle.

Le 7 avril, comme convenu, nous arrivons en tout début d’après-midi pour réceptionner la livraison. Françoise m’a accompagné pour m’aider à évacuer son lit double à sommiers articulés qui pèse « un âne mort » comme on dit à Carmaux.

C’est un choc. La tour qui tentait encore de se redresser la semaine dernière est toute fléchie, déjà presque à terre. Depuis trois nuits elle fuit son lit devenu trop bas, de peur qu’il ne la retienne prisonnière de sa faiblesse. Nous la trouvons dans sa cuisine, accrochée à sa chaise haute qu’elle ne veut plus quitter, les jambes énormes, percluse de douleurs après trois nuits de mauvais campements entre chaises et fauteuils. Depuis le matin, elle n’a pris qu’une tasse de thé et les jours précédents peut-être pas beaucoup plus.

Je me sens très mal à l’aise, contrarié par la réalité. J’étais venu pour l’après-midi avec ma belle solution technique et tout me montre que ça ne marchera pas, c’est trop tard. Pendant que nous nous affairons, épuisée, elle s’est endormie sur la paillasse à côté de son évier, la tête sur les bras, toujours en équilibre sur sa chaise haute. L’image de ce pauvre corps en perdition, cassé ainsi en deux, si faible, si fragile, me hante encore quelques fois. Je crois que ça a été le déclic qui m’a fait décider de rester avec elle.

Françoise est admirable, elle m’approuve et me soutient, d’évidence elle fera partie de l’équipe tant il nous semble impensable de pouvoir déplacer tout seul ce pauvre corps douloureux qui n’en peut plus. Nous aurons un troisième renfort ; ma sœur aussi répond présente à la solidarité et viendra dès le lendemain depuis La-Ferté-Saint-Aubin pour se confiner avec nous et accompagner notre « tata ».

Pour la deuxième fois, je viens de voir monter en flèche le prix de la vie. Pour celle de ma tante que je payais d’une après-midi par semaine et de quelques démarches administratives, me voilà prêt à débourser le prix fort d’une présence permanente.

Pour l’heure, nous devons faire un aller-retour à Fontenay pour nous composer une valise en urgence ; nous aviserons plus tard. Dehors il fait nuit maintenant. Je prends le volant, un peu hébété, et ce salaud de radar me flashe à 56 km/h dans la descente de Savigny-sur-Orge.

La première quinzaine est vécue dans l’appréhension de nous voir confronter de si près avec la mort de notre tante. Comment réagirons-nous si son souffle s’arrête, si son regard se fige dans une dernière frayeur ?

Nous avons bien compris que la vie ne l’intéresse plus. Elle se réfugie dans le sommeil et s’y abandonne complètement avec l’espoir de ne pas devoir en sortir. Pendant ses endormissements, son immobilité nous semble prémonitoire et chacune de nos arrivées dans sa chambre s’accompagne d’une quête : on guette le signe de vie, le bruit ténu du souffle, le mouvement imperceptible du drap qui monte et descend sur la poitrine.

Pendant cette période, les paroles poignantes de Jacques Brel tournent en boucle dans mon cerveau malmené « Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit ». Quel raccourci saisissant pour évoquer cette emprise implacable de la vieillesse qui rétrécit la vie jusqu’à la rendre insipide.

Prendre en charge une personne alitée n’est pas rien, d’un coup les mots « aides-soignants » ne sont plus cette ritournelle médiatique écoutée d’une oreille distante, ce sont ceux d’une réalité qu’il nous faut prendre à bras le corps et à cœur vaillant. Tous les jours, nous bénissons Claire et Noëlle, les deux infirmières qui suivaient notre tante, pour l’aide, les conseils, les écoutes qu’elles nous prodiguent. Sans elles, nos premiers pas dans l’apprentissage de ce nouveau métier auraient été beaucoup plus chaotiques et décourageants.

Dans la première parenthèse, j’évoquais tout à l’heure l’appel aux directives et le recours aux autorités scientifiques que manifestaient les foules saisies par l’incertitude et l’incompréhension. Il me semble que nous avons éprouvé la même chose à notre échelle. Notre impréparation et notre méconnaissance de ce que nous vivions nous ont rendu, nous aussi, avides d’avis médical ; comme on cherche un itinéraire dans un pays inconnu. Hélas, le médecin traitant, les infirmières, le réseau médical d’aide à la douleur, chacun d’eux nous semblait suivre sa doctrine, son point de vue, nous laissant à chaque fois un peu plus perplexes sur la route à suivre et un peu plus amers quant à notre solitude.

Je pense maintenant que c’était cette schématisation de la vie que nous réclamions qui était utopique. La suite a montré que chacun, à son heure, a eu raison et que leurs divergences apparentes ne reflétaient sans doute que la complexité de la réalité.

Notre équipe de trois s’est appuyée sur sa bonne entente. En plus d’honorer cet esprit de solidarité qui nous a été transmis, je peux dire sans trahir personne, que nous étions aussi réunis par un même sentiment. Ce temps que nous accordions à notre « tata » était celui que nous n’avions pas donné pour accompagner nos propres parents. Il y avait là, pour chacun, l’occasion de s’acquitter d’une dette morale et de se remettre en paix avec lui-même.

Jour après jour, les habitudes se sont mises en place, les tâches se sont réparties et surtout, ce trinôme nous a donné une marge, une sorte de zone de touche où, l’un après l’autre, nous pouvions nous accorder un temps de hors-jeu pour nous calmer, nous aérer, nous évader et accepter.

La première des difficultés que nous avons éprouvée – nous ne l’avions pas imaginée – a été l’épuisement et l’irritation progressive qui viennent quand il faut s’accorder avec la lenteur de la vieillesse extrême.

Nous résistons du mieux que nous pouvons à l’impatience de faire certains gestes à sa place pour lui laisser encore un petit espace d’autonomie. C’est à chaque fois une épreuve pour notre patience. Le lavage des mains dans la bassine est une traversée au long cours. Les repas sont autant de combats que nous menons contre son gré et son manque d’appétit. Chacun d’eux s’enlise dans une guerre de cent ans où chaque déglutition ressemble à une bataille.

Anéantissement des forces qui ne répondent plus ? Perplexité du cerveau dépassé par sa propre complexité à commander le corps ? Quelle qu’en soit la cause, cette lenteur nous met sous les yeux une vie qui n’est pas encore la nôtre et que nous redoutons tous de devoir subir un jour. Et si cette lenteur n’était qu’une feinte de l’esprit pour « meubler », pour tenter de remplir avec un rien ces longues heures déjà si vides ?

Ma tante a eu pour elle de conserver quasiment intactes ses capacités intellectuelles et a été pleinement consciente de sa dégradation physique.

Quels mots trouver pour apaiser sa détresse morale de se voir si dépendante quand, toute sa vie, elle n’a eu de cesse de faire face toute seule, d’aider les autres et de « n’embêter personne ». Encore une fois, les seuls mots qui me viennent à l’esprit sont ceux de Brel « Traverser le présent en s’excusant déjà de n’être pas plus loin ». Mais, si beaux soient-ils, ces mots ne sont pas une réponse.

Comment calmer la colère qu’elle avait contre elle-même, contre son corps, contre ce cœur qui s’obstinait à battre sa cadence chaotique quand son esprit ne souhaitait plus que s’endormir et ne pas se réveiller ?

J’ai vu là, une revanche du corps. Après toute une vie passée au service de l’esprit, après tant de négligences payées en tribut à la volonté, c’est lui qui prend la main, c’est lui qui décide et qui, en plus, se paye le luxe de devenir la seule préoccupation de toute la pensée.

Ce fût une ambiguïté de comportement qui nous désorienta beaucoup. Comment pouvait cohabiter dans une même réalité, cette volonté sincère d’en avoir fini et cet attachement presque obsessionnel à continuer de prendre la farandole de médicaments qui la maintiennent en vie depuis si longtemps ? Sans doute est-ce plus facile d’être mort que de mourir…

Et puis les jours ont passé, quelque fois d’une monotonie usante, d’autrefois animés de rebondissements inattendus.

Début mai, à force de repos, de combats alimentaires et de travail très directif de la kiné, nous avions donné tort à Jacques Brel : du lit elle avait retrouvé le fauteuil, puis la fenêtre et même la terrasse, pour profiter du beau soleil, le temps d’une conversation.

Son humeur était changeante. Les petites espiègleries alternaient avec les remerciements émouvants à notre égard, les crises de larmes surgissaient après les fous-rire de connivence ou les sourires à l’évocation des souvenirs communs.

Dehors, l’épidémie marquait le pas et on commençait à espérer un retour à la liberté de circulation. Dedans, notre propre confinement s’installait dans la durée. L’échéance finale que nous avions envisagée dans le présent proche s’éloignait maintenant à l’horizon des futurs incertains. D’évidence, le nouveau palier de dépendance où semblait se stabiliser la vie de notre tante demandait une présence extérieure sans rapport avec les aides à domicile ponctuelles qu’elle recevait dans sa vie d’avant.

Je ne m’attarderai pas à détailler le mois supplémentaire qu’il nous a fallu de recherches et de démarches. Quand on a besoin d’un service de 6 heures par jour, 7 jours sur 7, les offres se font rares.

Voilà pour nous un nouveau dilemme, pris entre le désir de plus en plus fort de retrouver le cours de nos vies et la peur de nous engager pour un service aussi intime avec une ou plusieurs personnes qu’on ne connaît pas. Comment laisser notre chère vieille dame sans l’abandonner, comment partir et garder l’esprit libre ?

Je ne sais pas si nous avons eu de la chance mais l’auxiliaire de vie qu’on nous a proposée a été en tous points admirable. Elle fût pour moi une de ces rencontres qui mérite que mes mots s’y attardent.

Elle s’appelle Pamela et est originaire du Cameroun. Depuis de nombreuses années déjà elle transpose en France, auprès des personnes âgées, le respect et l’attention que la tradition africaine accorde à ses anciens.

Dès les premiers jours que nous passons avec elle pour lui expliquer les détails de la vie domestique dont nous entourons notre tante, une sorte de paix s’installe dans la maison, comme un baume qui estompe nos craintes. Son calme et sa tranquillité m’impressionnent, moi qui aie toujours été envieux de ce rapport privilégié qu’ont certains africains avec le temps. Ce temps accordé pour faire tout ce qui doit être fait, avec attention, sans précipitations, avec ces gestes mesurés et ces postures qui confèrent à la nonchalance la grandeur d’une noblesse.

Quand nous haussons instinctivement la voix pour nous faire entendre des pauvres oreilles appareillées de notre tante, elle lui parle du même ton égal qu’à nous-mêmes et, miracle, non seulement elle se fait comprendre mais elle se fait aussi reconnaître et apprécier. D’emblée, son écoute, son empathie et sa discrétion ont instauré la confiance. Je maintiens qu’il y a aussi chez elle une vraie sagesse à savoir recevoir toutes les vicissitudes d’un corps usé par l’âge, sans jugement, simplement parce qu’il en est ainsi : sans la faiblesse de la résignation mais avec toute la force de l’acceptation.

A cet instant on pouvait croire que toutes les conditions étaient réunies pour que nous partions. Pour finir de passer la main et conclure les prestations de « l’équipe », comme nous avait baptisée la si-dévouée voisine Aurélia, nous avons justement organisé un dernier goûter pour remercier tous les voisins. En effet tous ont rendu largement, dans ces dernières années, les attentions et les sollicitudes que mon oncle et ma tante leur ont prodiguées du temps où ils étaient moins vieux. Encore d’autres rencontres qui méritent d’être relevées que cette solidarité de voisinage, fidèle et sûre car tissée sur la trame des liens affectifs.

Ma chère tata, ce fût un après-midi surréaliste. De nouveau tu recevais, tu étais en représentation, offrant, du fond de ton fauteuil, tes sourires à tout le monde. Chacun faisait semblant de croire que le mauvais épisode était passé et qu’à nouveau pouvait revivre le temps où toi et tonton vous teniez portes ouvertes à vos amis voisins.

Mais, au moment du départ, il y a eu ces mots que tu m’as glissé à l’oreille quand, bravant la distanciation sociale, je n’ai pas résisté au besoin de te serrer dans mes bras : « J’espère que ça ne va pas durer trop longtemps ».

Voilà comment, ce dimanche 31 mai, les deux parenthèses se sont refermées en même temps.

La population retrouvait sa liberté de mouvement et nous, nous retrouvions l’ancrage dans nos vies.

Dans les trois semaines qui suivirent, notre tendre vieille dame usa, elle aussi, de sa liberté.

Libérée de la crainte des frigos de Rungis et des enterrements à la sauvette où « vous ne pourriez même pas venir », libérée du remord de nous tenir confinés à son service, elle en profita pour lâcher la barre et laisser filer. Se laisser pousser vers tous ceux qu’elle avait connus et qui, comme elle nous le disait, « l’attendaient pour jouer aux cartes ».

Malgré toute la bienveillance et les efforts de Pamela elle abandonna à nouveau le fauteuil pour se confier au lit puis renonça à livrer tous ces combats alimentaires qui la forçaient à se nourrir. Il y eut encore deux visites formelles de son médecin et, à la manière dont il avait rangé son optimisme positif habituel, on comprit qu’elle avait fini par gagner la partie.

Je l’ai revue une dernière fois, indifférente au soleil de juin qui baignait sa chambre. Elle était calme, lointaine, déjà inaccessible.

Le lendemain, sa vie a pris fin comme s’épuise la résonance du dernier accord à la fin d’une mélodie. Une fin comme elle le souhaitait, dans l’intimité de sa chambre au cœur de sa belle maison. Discrètement, entre le départ de Pamela et le passage de Noëlle, pour n’embêter personne…

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J’ai commencé ce texte fin août et nous voilà déjà début octobre. Depuis, Monsieur Corona Virus continue sa ronde autour de la terre, faisant et défaisant à son gré les espoirs des hommes. L’épisode en était-il un ou bien était-ce le début d’une nouvelle ère? Réponse dans les prochains épisodes.

Avec ma sœur, nous nous sommes attaqués au vidage de la belle et hélas si grande maison, contraints que nous sommes de la vendre rapidement pour satisfaire l’appétit du fisc. C’est un travail éprouvant, physiquement et émotionnellement. Tous les vestiges retrouvés, ou même découverts, ont reconstruit dans nos pensées les quatre tours de notre château familial, nous offrant même des perspectives que nous n’avions jamais vues.

J’ai fini par venir à bout de ce texte, beaucoup plus long que je ne l’avais imaginé malgré la difficulté que j’ai eue à le mettre en forme et voilà qu’à la fin, je ne sais plus à qui il s’adresse.

A mes deux co-équipières à coup sûr ; j’ai tellement parlé en notre nom commun dans la deuxième parenthèse que je n’imagine pas ne pas solliciter leur assentiment !

A quelques proches sans doute et à une poignée d’autres qui me sont chers.

Peut-être me suis-je surtout parlé à moi-même. Il me semble avoir construit là, le récit que ma mémoire pourra maintenant s’approprier.

De quoi conclure, comme d’hab’, par un truisme de comptoir :

La vérité n’est pas dans l’écriture mais toute écriture est une vérité.

Vous avez deux heures…

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