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Atelier d’écriture lundi 20 octobre 2025
STYLO
Vous vous souvenez de ce roman d’autrefois « Le dernier des Mohicans » ? J’ai l’impression d’être celui-là.
Je suis le dernier de la lignée des stylos de Jean-Pierre. Comme toutes les lignées, la nôtre a eu ses flamboiements magnifiques mais aujourd’hui, il me semble qu’il ne me reste plus qu’à mettre le point final au chapitre de notre décrépitude. Mon humeur est amère et mon encre a ranci ; sans doute pour avoir trop longtemps roulé ma bille…
Notre lointain ancêtre fondateur, celui qui rencontra Jean-Pierre pour la première fois, sût développer mille ruses pour le convaincre de renoncer aux glissades râpeuses de son stylo à plume, à ses taches intempestives et aux doigts maculés dès qu’il fallait remplacer, au mauvais moment, la cartouche irrémédiablement vide. Cet ancêtre à la section hexagonale s’attacha aux inquiétudes de cet adolescent, le laissant, sans protester, mâchouiller compulsivement ses capuchons jusqu’à destruction complète.
La dynastie suivante vécut l’âge d’or. Oh ! Il leur en fit voir des quatre couleurs le bougre, mais toutes ces pages noircies pendant ses années d’études, quel trophée ! D’abord pleines de jambages bien calibrés dans les interlignes des carreaux 8×8 puis de pattes de mouche trouvant leur liberté dans les grilles 5×5.
Ce n’était pas le moment d’avoir des ratées ou de coincer la bille ! C’est qu’il s’y entendait, le gaillard, pour saisir les mots à la volée et les coucher sur le papier : l’oreille dans le présent et la main encore dans le passé tout juste révolu.
Quand j’y pense aujourd’hui, quelle misère, tous ces cartons remplis du trésor, jetés comme ça, dans la benne à papier, au mauvais prétexte d’un déménagement ! Quelle ingratitude ! Mais à l’époque, on a rien vu, on était dans l’euphorie du moment. Quand on le voyait, en plus de ces écritures contraintes, s’atteler à des lettres interminables avec ses amis, tout le monde se disait que c’était le bon cheval, qu’avec lui notre avenir était assuré !
A la fin de cette période bénie, on l’a vu pendant de longs mois noircir 60 pages en tapant comme un bûcheron sur une antique machine à écrire exhumée du passé et on a pris ça pour une infidélité, une passade sans importance. Mais c’est un fourbe, il en a profité pour apprendre à mettre les bons doigts sur les bonnes touches.
Quand il a commencé à travailler, c’était toujours la bonne entente, nous étions encore inséparables. Il nous en a fait recopier des résultats de sa calculette, ça pour sûr, on en a mangé des chiffres, des petits, des grands, avec plein de décimales et des unités bizarres, mais surtout, on ne disait rien, trop content d’être indispensables.
Ça n’a pas duré longtemps, il s’est détourné de nous pour un truc minable : un clavier avec, au-dessus, une lucarne lumineuse, toute petite, juste seize lignes de trente-deux caractères : complètement ridicule. On n’a jamais compris ce qu’il pouvait trouver de si fascinant dans ce pauvre cinéma mais malheureusement pour nous il n’y a jamais eu de retour, au fil des années, la lucarne n’a cessé de grandir et il est resté scotché devant jusqu’à plus soif !
Le temps de la disgrâce était venu. Il ne nous sortait plus du tiroir que pour nous faire prendre l’air le temps d’une réunion, et on a vite compris que c’était juste pour la contenance et le plaisir de nous faire tourner entre ses doigts. Pendant ces années sombres, il y eut quand même quelques moments lumineux. Quand il se sentait perdu, la tête en bataille, il se tournait vers nous. Il sortait une belle feuille toute blanche et nous prenait en main, dans une sorte de réflexe archaïque. Alors, sans rancune, on l’aidait à mettre de l’ordre dans ses idées : premièrement, deuxièmement, chapitre, sous-chapitre, trois lignes de paragraphe… Ça suffisait souvent à le calmer et nous, on était contents.
Beaucoup plus tard, quand on l’a vu reprendre goût, en dilettante, au plaisir de l’écriture manuscrite, on a eu ce fol espoir de croire à notre renaissance. Hélas, c’est un traître, il nous a jugé trop irrévocables, trop définitifs avec notre encre indélébile : il préfère tenir le crayon d’une main et la gomme de l’autre. Voilà bien le caractère des indécis…
Alors, depuis, je me morfonds, moi le dernier survivant. Même ce petit rôle de compagnon du chéquier, il a fini par me le retirer. Je ne suis plus rien qu’un écho du passé, je vis coincé au fond de sa « banane », écrasé sous le portefeuille. Je ne vois plus le jour qu’une fois ou deux par an, pour une adresse à écrire sur une enveloppe. Et là, je parle des bonnes années !
Je n’aurai pas de successeur. Voilà déjà au moins dix ans que je l’accompagne et mes réserves sont à peine entamées.
Voilà, vous savez toutes les raisons de mon amertume. Comprenez-moi, devant un avenir aussi sombre, il y a vraiment de quoi se faire un sang d’encre.
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