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Souvenirs et digressions août 2019

Les ateliers

Dans nos habitations d’aujourd’hui, un nouvel espace est apparu de manière récurrente : celui qu’on appelle le bureau. Simple encoignure ou pièce à part entière, selon la place disponible, c’est là qu’on conserve les papiers que l’on refuse encore à la dématérialisation. C’est là aussi que trône l’indispensable ordinateur, du moins, pour ceux qui ne sont pas assez jeunes pour oser réduire leurs échanges avec le vaste monde à de frénétiques coups de pouce sur l’écran d’un smart-phone.

Je fais partie de cette génération qui a intronisé l’apparition du « bureau » dans notre environnement domestique. Et pourtant, je n’ai pas oublié.

Je viens d’un monde où le travail était manuel ou n’était pas, et je n’ai rien oublié de cette pièce incontournable qui était présente dans toutes les maisons de mes proches parents : l’atelier.

Chez mon grand-père, qui habitait une petite maison de ville, l’atelier était dans la cave. Un sous-bassement aveugle qui n’ouvrait sur la rue que par deux soupiraux de tôle percée, au travers desquels on entrevoyait des pieds fugaces et anonymes foulant le trottoir. Cette cave possédait une odeur particulière que je ne retrouvais nulle part ailleurs. L’humidité de sa terre battue, le charbon pour le poêle qu’on y entreposait ? Je ne saurais aujourd’hui ni en expliquer la cause ni la décrire précisément mais il me semble que je la reconnaîtrais entre mille.

Dans sa maison de Bagneux, mon oncle avait installé son atelier dans une partie du sous-sol où il garait sa voiture. Il occupait deux pans de mur de part et d’autre de la porte qui menait au jardin, sur l’arrière du pavillon. J’en garde peu de souvenirs car nous y allions rarement. Je l’associe à un garage de mécanique. Sans doute à cause d’un vieux scooter vert qu’il avait remis en état de marche et que j’avais vu, un jour, toutes les tripes à l’air.

Je connais mieux l’antre qu’il s’était aménagé, une fois à la retraite, dans sa maison de Sainte-Geneviève-des-Bois. Et pour cause, je descends encore y fureter quelque fois quand il s’agit de dépanner ma tante, clouée par sa solitude et son grand âge.

Une vaste pièce au sous-sol et archi pleine comme il se doit. Des rangements contre tous les murs pleins, l’établi sous la fenêtre à demi enterrée et, laissant juste une circulation périphérique, un carré central, irréductible, de machines, d’outils, de caisses débordantes, d’appareils au rebut, amoncelés là dans un désordre où seul mon oncle se retrouvait.

Mon père, lui aussi, avait investi un quart du sous-sol pour y établir son quartier général. C’est là que s’élaboraient et se préparaient toutes les grandes manœuvres d’aménagement qu’il lançait dans les étages au fur et à mesure que, ma sœur et moi grandissions, et que le confort moderne jetait aux oubliettes des habitations la sobriété spartiate des années 50.

Bien qu’il ait été formé à la ferraille, mon père aimait travailler le bois. Au fil des années, il avait investi dans un ensemble de machines à bois, scie circulaire, dégauchisseuse, toupie, mortaiseuse, toutes animées par un même gros moteur électrique qu’il fallait alimenter en 380V. J’ai tellement entendu le chant de ces machines pendant mon enfance, que je l’ai toujours dans l’oreille. La fréquence monotone du moteur électrique, lancé à pleine vitesse, attendant l’ouvrage, soutenu par le sifflement des courroies de transmission, puis le cri strident de la scie circulaire qui déchirait les fibres du bois et, en fin de coupe, cette petite résonance cristalline du disque d’acier trempé qui vibrait encore, après l’effort, comme pour dire « Ouf, je l’ai eu ! ».

Ça et les coups de marteaux, c’était notre berceuse du week-end.

Quand je me suis marié, point de dépaysement, mon beau-père était de la même race.

L’ « atelier du papi » était un petit bâtiment indépendant, construit pour tel au fond du jardin, et qui occupait toute la largeur de l’étroite parcelle. De tous les ateliers que je connaissais c’était sans doute le plus rustique, le plus rude et le plus pittoresque. Une sorte de temple du temps jadis élevé à l’honneur de la ferraille. La forge et son enclume indéplaçable, la perceuse à colonne monumentale et ses engrenages graisseux, la meule, toute aussi impressionnante, n’auraient pas dépareillé dans l’échoppe d’un artisan ayant pignon sur rue.

Jusqu’à présent, je n’ai parlé qu’au masculin. Bien-sûr il y avait une grand-mère, une tante, une mère, une belle-mère qui chacune tenait, et ô combien, leurs rôles. Mais l’atelier, c’était le domaine des hommes. C’est à eux qu’il incombait de se colleter avec la rudesse de la matière. S’il y avait un machisme, il ne dérangeait personne, il était assumé et accepté, intégré dans l’ordre du monde. C’était une époque ou la parité ne concernait que les nombres, pas les genres.

Chacun de ces lieux avait des particularités qui reflétaient leur propriétaire.

Mon père – avec qui je partage l’incapacité à voir, sous les yeux, un objet qui n’est pas à la place que le cerveau lui a attribuée – avait ordonné son atelier à l’extrême. Il s’était confectionné un établi et des placards qui s’assimilaient sans peine à un comptoir de quincaillerie. Je vois encore les alignements de boîtes de vis, qu’il avait découpées et formées dans la tôle de bidons d’huile usagés, toutes soigneusement étiquetées et classées au long des étagères et des contre-portes. Son intégrisme, que je jugeais excessif, l’avait même poussé à planter des petits clous et dessiner, au fond de ses tiroirs, les contours des pinces, clefs, pointeaux et autres tourne-vis de tout calibre qui venaient s’y ranger.

Mon père et mon oncle s’étaient connus sur les bancs de l’école Diderot, à Paris, où, en plus d’apprendre la chaudronnerie, on leur avait inculqué les valeurs du travail soigné et précis.

Sans déroger à ces principes, mon oncle, lui, s’accommodait très bien du désordre de son atelier. Il y avait là une sorte de nonchalance apparente qui correspondait bien à la bonhomie heureuse et patiente avec laquelle il acceptait les contrariétés de la vie.

Mon beau-père, qui semblait avancer dans l’existence avec une force et une détermination immuables, s’était fait, à son image, un atelier imposant où la matière n’avait d’autre choix que de se plier à ses projets.

Mais, malgré ces disparités, ces lieux avaient quand même des points communs.

C’était tous des cavernes d’Ali-Baba de pièces de récupération . Chez ces gens là, Monsieur, on ne jetait pas, Monsieur, on ne jetait pas… aurait pu dire d’eux le grand Jacques. S’il y avait mise au rebut, on démontait pour mettre de côté, les planches, les ferrures, la visserie, même les clous, proprement extraits à la tenaille et patiemment redressés sur le tas ou sur l’enclume. Tout cela se conservait, se stockait, s’amoncelait, pour constituer une réserve en cas de malheur. Un capital de « ça-peut-servir ».

Moi qui n’ai connu que les années d’abondance puis de gaspillage, je me suis souvent interrogé sur ce trait de caractère qui me semble avoir été partagé largement dans la génération de mes parents dans une époque où personne n’imaginait encore l’épuisement de la planète. Quatre hypothèses me viennent à l’esprit.

La première, la plus prosaïque, est d’ordre financière. Tous mes ascendants avaient des revenus modestes et la récupération était un moyen de faire des économies, tout simplement.

La deuxième est d’ordre historique. Les privations et les pénuries qu’ils ont subies pendant la deuxième guerre mondiale leur ont laissé la hantise d’avoir à revivre un jour ces années noires. J’ai perçu cela clairement chez mes parents.

Autre idée. Les processus de manufacture, auxquels ils participaient dans leur domaine, leur étaient proches et leur donnaient un respect de la chose fabriquée eu égard aux efforts physiques et au temps passé qu’eux même consacraient à leur propre travail. Autant de valeurs qui ont disparu de nos consciences qui ne connaissent plus que la commercialisation de produits qui se réalisent de manière diffuse, anonyme, lointaine voire inconnue.

Ma dernière hypothèse relève plutôt d’un état d’esprit. Dans cette volonté de savoir faire quelque chose de ses mains et de disposer de ce qu’il fallait pour faire face, il y avait la recherche d’une satisfaction morale à être autonome, à ne dépendre de personne. Dans le cas de mon père par exemple, je pense que dans l’échelle de ses valeurs, appeler un dépanneur avait quelque chose d’une assistance dégradante. Si l’on ajoute à cela le perfectionnisme exacerbé qui le laissait insatisfait de ce que réalisaient pour lui les artisans patentés, on comprend mieux pourquoi il préférait faire lui même.

Tous ces ateliers avaient également un autre point commun, c’était l’étau : sorte de pierre angulaire autour duquel tout s’articulait.

Accoté au flanc de l’établi, il dominait l’espace comme le roi sur son trône. Il était cette poigne de fer indispensable, interdisant à la matière toute velléité d’échapper à l’outil. Sous mon regard d’enfant il était inaltérable : mâchoires énormes, vis de serrage grosse comme mon bras et ce long pied de métal fuselé qui plongeait par dessous presque jusqu’au sol. Mon père m’avait expliqué que c’était cet appendice, par l’inertie de sa masse, qui permettait à l’étau de « porter coup », pour reprendre ses mots de choumac. Cette résistance passive est primordiale, c’est elle qui permet à la main qui porte l’effort avec l’outil de ressentir l’efficacité de son geste et ainsi d’apprendre.

De tels détails dans mes propos peuvent vous surprendre, moi qui suis plus habile avec un stylo qu’avec n’importe quel outil.

C’est que, petit garçon, j’étais l’arpète attitré à qui mon père confiait la « table à main », quand il avait des pièces de bois à clouer en place : placards, coffrages, cloisons légères etc.

Cette table à main était une petite masse métallique, parfaitement plane, que je devais appliquer par derrière pour « porter coup », justement, quand il enfonçait ses pointes. Le plus souvent nous travaillions en aveugle, chacun d’un côté des pièces à assembler. Il me donnait quelques indications approximatives d’emplacement, ensuite, j’avais quelques coups de marteau pour me placer au bon endroit selon le bruit de l’impact et l’énergie que ma main absorbait. Sinon, les coups s’arrêtaient et j’avais droit à la phrase rituelle « Ça va pas, t’es à côté. ».

Tous ces moments passés à faire la troisième main auraient pu me donner le goût du bricolage. Ce fût le contraire : mon jugement d’enfant y voyait un temps soustrait à celui du jeu et tout le temps que mon père consacrait à cette activité amputait d’autant les moments d’attention que j’attendais de lui.

Ce rejet m’a accompagné longtemps ; l’adolescence y a rajouté le malaise d’être en dehors des valeurs familiales en vigueur. Je me suis longtemps dédouané en argumentant que tout cela était affaire de don et que ce n’était pas de ma faute si j’étais passé à côté le jour de la distribution.

Aujourd’hui, évidemment, je vois bien que tout cela était fallacieux. Sans doute y-a-t-il certaines aptitudes à la dextérité, mais l’essentiel est dans la pratique, la répétition, l’apprentissage. Il faut avoir le courage de faire mal assez longtemps pour arriver à faire bien. Il n’y a pas d’improvisation, il y a des principes qu’il faut apprendre et des techniques qu’il faut avoir la patience d’expérimenter.

Dans les filiations spirituelles, ce sont les années qui façonnent le cheminement de chacun face à son héritage parental.

Jeune adulte, j’ai pris conscience de l’intérêt de savoir se débrouiller avec ses dix doigts. Je me suis trouvé bien démuni et j’ai regretté tout ce que j’aurais pu apprendre de mon père.

Adulte, j’ai essayé de l’imiter, en prenant même du plaisir à imaginer toutes sortes de dispositifs m’aidant à réaliser des choses pas trop vilaines avec mon outillage d’amateur, mes connaissances approximatives et ma pratique de béotien. J’ai même été, ô parjure, jusqu’à ressentir la jubilation intérieure du « c’est moi qui l’ai fait » une fois l’ouvrage terminé.

Aujourd’hui c’est différent, je sais que ne je serai jamais le bricoleur d’élite qu’il a été, car je suis autre.

A présent, les acteurs de ces théâtres ont tous disparu de la scène. Ils y ont tenu leur rôle avec brio, et nous voilà, dépositaires de leurs décors. Ceux-là aussi ont subi le lent épuisement de la vieillesse. Au cours des dix dernières années, la poussière, la rouille, les toiles d’araignées les ont poussé sur les chemins de l’abandon. Les trésors sont ensevelis. Ce qui portait leur histoire en mémoire ou leurs projets en réserve, tout cela a perdu sens. Il ne reste plus sous nos yeux qu’un fatras hétéroclite, qui était leur, mais qui nous encombre.

Un nouveau malaise s’est installé : il faudra bien un jour être raisonnable et se libérer du fardeau de tous ces objets dont on ne sait plus que faire. On redoute cet instant. Peut-être a-t-on peur qu’avec les choses ce soit aussi nos souvenirs qui disparaissent. Alors par respect pour nos tendres disparus, on repousse, on se dérobe.

Ma perception des objets, elle aussi, a changé au cours des années. Je considérais jadis, que ceux que je possédais me définissaient, au même titre que mes sentiments ou mes actions. Accumulation déraisonnable ou désintérêt pour le verbe avoir, je les ressens aujourd’hui comme autant de boulets qui s’attachent à mes pieds et m’empêchent d’avancer. Pour autant, je sais bien que certains font encore partie de ma chair ; l’amputation est difficile.

Concernant l’encombrement de ces ateliers, un frein supplémentaire se rajoute pour moi, à ceux que je viens d’évoquer. C’est l’attachement compulsif que je porte aux outils que j’appellerais « à main ». Ceux qui ne réclamaient rien d’autre que les muscles des hommes pour s’animer et, en retour, ceux que l’œil de l’homme pouvait, en entier, saisir et comprendre.

Je suis convaincu que l’ « Homo Faber » est celui qui, dans sa conquête de la matière, a mené l’homme sur la voie de l’abstraction. Pour moi, tous ces outils sont des synthèses de réflexions qui jalonnent l’enrichissement des connaissances de l’humanité. Oublier ce patrimoine ce serait couper le savoir d’aujourd’hui de ses racines.

Sur ce terreau, l’homme a développé des technologies merveilleuses, époustouflantes. Leurs prouesses nous ravissent mais leurs fonctionnements nous échappent totalement et leurs dysfonctionnements nous plongent dans l’impuissance la plus frustrante.

La conception et la réalisation de ces bijoux du génie humain, à qui nous confions l’administration de nos vies, exigent l’interaction de milliers de compétences individuelles morcelées et éparpillées sur la planète. Quelle effrayante fragilité, quand l’histoire nous montre l’incapacité de l’homme à stabiliser des liens sociaux !

Je l’ai dit tout à l’heure, mes parents ont vécu dans la crainte d’avoir à revivre les affres de la seconde guerre mondiale. Peut-être m’ont-ils transmis le même genre de démons ?

Chignoles à manivelle, vilebrequins, forets, mèches, burins, ciseaux, gouges, scies, râpes, limes, vous êtes quelque part ma réserve en cas de malheur. Le malheur du jour où l’électricité aura fui nos sociétés en ébullition.

Oups, je crois que je me suis égaré.

Étrange parcours que celui de ce texte. J’étais parti d’un lieu familier au pays des souvenirs et me voilà, ressuscitant les restes d’une humanité agonisante avec deux faucilles et trois marteaux sauvés du désastre….

Le fil des mots est décidément bien hasardeux.

J’ai réalisé un diaporama sur le même thème illustré de photos prises dans ces ateliers familiaux avant qu’on ne s’en débarrasse :

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