temps de lecture 7 mn
Mot accordé à Eric qui le réclamait depuis longtemps mais attention , le sujet de la guerre de 14 est sa chasse gardée !
Atelier d’écriture du 07 avril 2025
« AMPUTATION »
A nouveau, son regard était revenu s’accrocher sur cette petite fissure qui montait vers le plafond depuis le coin de l’huisserie de la porte. Tout le reste de ce qu’il pouvait voir sans effort était lisse, uni, propre, sans aucun intérêt où porter son attention. On lui avait dit ce matin que cela faisait quinze jours qu’il était dans cette chambre d’hôpital.
Il n’en n’avait pas toujours eu une vision aussi précise. Pendant longtemps ça n’avait été qu’un monde flou, cotonneux, dont il ne prenait conscience que par intermittence. Qui étaient ces silhouettes vêtues de bleu, de vert ou de blanc qui flottaient au-dessus de lui et semblaient prendre sa vie en charge ? Il ne le savait pas et ne cherchait pas à le savoir, comme si tout cela ne le concernait pas ; ne le concernait plus.
Mais maintenant, les choses étaient différentes, il identifiait les infirmières qui se succédaient – au fil des gardes sans doute. C’était elles qui l’avait prévenu qu’il allait retrouver de plus en plus sa conscience depuis qu’on lui diminuait les doses de morphine et de sédatif.
Et puis il y avait eu cette visite de la chirurgienne qui disait l’avoir opéré. Il avait écouté le récit de ce corps retrouvé à l’aube dans la carcasse d’une voiture encastrée dans le parapet d’un pont franchissant le canal de la Sauldre. Puis tous les détails de ce même corps resté en équilibre du côté de la vie, sans doute grâce aux air-bags, mais dont les jambes fracassées par l’étreinte de la tôle avaient demandé aux pompiers trois heures d’effort pour le désincarcérer. Il avait entendu le décompte des heures continuer avec celles du transfert jusqu’au CHU d’Orléans puis celles passées au bloc. Il avait essayé de rester attentif jusqu’à ces mots impossibles « …vraiment désolé mais nous n’avons malheureusement pas eu d’autre solution que de pratiquer une am… » Un hurlement intérieur l’avait protégé, l’empêchant d’entendre la fin de la phrase. Il avait refusé autant les mots que la compassion sincère qui les enveloppait. Il ne gardait aucun souvenir de tout ça alors il refusait de croire qu’il s’agissait de lui.
Depuis, son regard balayait la nudité des murs de cette chambre et glissait sans prise le long de la ligne qu’ils formaient avec le plafond jusqu’à cette foutue fissure où il s’accrochait désespérément avant de se laisser à nouveau happer par l’errance.
Des images de sa vie passée se projetaient sur la peinture lisse, comme sur un écran.
Le visage de Léa d’abord, ravagé par les larmes. Des sentiers sablonneux s’égarant sans fin entre les étangs dans les landes de Sologne. D’autres allées interminables, celles de l’entrepôt où son chariot élévateur s’engouffrait entre les racks garnis de palettes. La fourche qui, à cinq mètres au dessus de lui et prolongeant son corps, s’insinuait délicatement entre les lattes de bois et descendait les fardeaux. Puis à nouveaux d’autres courses vers le quai de chargement où attendaient les camions impatients.
Sa rupture avec Léa l’avait plongé dans le désarroi. Il avait eu besoin de revenir ici, dans son pays d’enfance où pourtant il ne connaissait plus personne. Des caristes, on en demande partout, il n’avait pas eu de mal à se faire embaucher dans la région. C’est vrai que depuis, il avait un peu laissé filer sa vie. Pour ce qui lui restait de temps libre, il avait renoué avec ses anciennes habitudes, redécouvrant, sac au dos, tous les sentiers qui lui étaient encore familiers pour d’interminables randonnées dans les bois de Sologne. Des marches dont il revenait épuisé mais apaisé. Finalement les six années de vie commune avec Léa n’avait peut-être été qu’une parenthèse dans son univers de solitude.


Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.