Le pont du récit apparaissait, lui aussi, sur le mur de sa chambre mais ce n’était qu’une image anodine, aucunement menaçante. Il y passait presque tous les jours depuis un an et demi pour rejoindre l’entrepôt où il travaillait. Il regardait se dessiner devant lui les images familières de la route qui montait légèrement en s’incurvant sur la gauche pour franchir perpendiculairement le tracé de l’étroit canal. La maçonnerie du parapet, assez massive pour cet ouvrage modeste, s’interrompait brutalement à chaque extrémité. Elle était pour lui cet angle de lumière qui filait sur sa droite quand il passait avant l’aube, tous phares allumés.
Sa mémoire butait sur ce matin de la fin mars où, en sortant de la maison, un retour tardif du froid lui avait fait rentrer la tête dans les épaules. Il se revoyait encore dans la pénombre, raclette en main, dégager le par-brise de sa gangue de givre et regarder les copeaux de glace glisser en paquet le long de la vitre.
Après, plus rien. Sa vie s’arrêtait là. Celle de maintenant n’était plus la sienne.
Il ne pouvait pas croire à ce mot terrifiant qu’avait prononcé la chirurgienne. D’ailleurs il ressentait encore la pression de ses plantes de pieds sur les semelles de ses chaussures, exactement comme cette rémanence qui lui persistait après une longue journée de marche, même une fois couché.
A midi pour la première fois, les infirmières l’avait redressé à demi contre un échafaudage d’oreillers. Dans ce mouvement, qui lui avait dévoilé tout un réseau de douleurs le long de la colonne vertébrale, il avait perçu l’étrangeté de l’appui que recevait ses cuisses au travers des bandages. Avec une lenteur accablante, il avait essayé d’avaler le contenu de la barquette posée sur son plateau mais une nausée incontrôlable lui avait tout fait recracher comme si son corps s’alliait avec son esprit pour refuser la vie qu’on lui proposait. L’estomac révulsé, penché sur son plateau, il avait vu, entre deux hoquets, l’affaissement du drap au-delà de ses genoux et les plis inertes qui s’étendaient mollement jusqu’au fond du lit. Il n’avait pas eu le courage de laisser sa main explorer le pansement pour confirmer ce que ses yeux essayaient de lui dire.
Cette lucidité nouvelle qui ne le quittait plus maintenant, l’enfermait dans l’horreur de sa réalité. Un sentiment d’injustice impuissante le submergea, il se mit à hurler, maudissant ces air-bags qui l’avaient condamné à errer – et pour combien de temps – au milieu des vivants.
Les mots qu’il venait d’écrire lui semblèrent tout à coup s’éloigner tandis qu’il se sentait lui-même vaciller. Instinctivement il s’accrocha à sa table et redressa le buste, forçant sa respiration à prendre plus d’ampleur. Il avait l’habitude de ce genre de vertige. Il retira ses lunettes et commença par masser ses paupières. Puis il se leva lentement de sa chaise et alla ouvrir la fenêtre, laissant la fraîcheur de la nuit baigner son visage et finir de dissiper son malaise.
Décidément, c’était vraiment trop ridicule de s’être ainsi laisser piéger par ses propres mots. Globalement, il était plutôt satisfait de cette entrée en matière. Il sentait qu’au fil des lignes, il cernait de mieux en mieux son personnage. Avec le scénario qu’il comptait développer, il était convaincu que ce nouveau manuscrit séduirait son éditeur.
Il y avait même une certaine jubilation qui l’animait. Jusqu’à maintenant, absolument rien dans son histoire ne pouvait faire penser, de près ou de loin, à la guerre de 14. Eric n’aurait aucune raison d’amputer quoique ce soit à ce qu’il avait écrit.
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