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Atelier d’écriture 06 janvier 2025

« CHEF »

Il était abasourdi, anéanti. Tout cela s’était passé si vite. Coincé maintenant dans l’angle de pierre, il continuait de subir le déluge sans résistance, incapable de formuler la moindre pensée cohérente.

Il restait là, sidéré par la brutalité du destin qui avait précipité sa déchéance.

La journée s’était pourtant déroulée jusque là de manière tout à fait normale. Dans cet après-midi du jeudi, et comme tous les jeudis, il avait accompagné Monsieur le baron dans ses civilités.

Cela avait commencé, comme toujours, par ce grand trajet en omnibus sur les boulevards ; à l’arrière de l’impériale comme aimait bien s’y faire voir Monsieur. Lui aussi se sentait fier de s’afficher ainsi, tout là-haut, en si belles compagnies.

Impeccablement dressé, il restait attentif à son rôle : garder le monocle dans son ombre mais permettre à la lumière de faire briller la moustache du baron, qu’il avait vu devenir poivre et sel au fil des ans. Aujourd’hui c’était simple, non seulement le soleil restait absent mais de lourds nuages noirs obscurcissaient le ciel et tenaient la ville accablée sous la chaleur de juillet.

A la Porte Saint-Martin, les premiers roulements de tonnerre se firent entendre au dessus des toits, en même temps que les claquements de quelques persiennes malmenées par la bourrasque. Boulevard de Bonne-Nouvelle de grosses gouttes commençaient à zébrer les façades et à moucheter le pavé de leurs éclaboussures. Boulevard Poissonnière c’était un rideau qui tombait dru et oblique, poussé par un vent méchant. Par deux fois il avait senti la main du baron le sertir plus fermement sur son front. Enfoui sous sa capeline ruisselante, le cocher poussa les chevaux sur la droite vers le boulevard Haussmann.

Au croisement de la rue Chauchat, ce fût le drame. Le courant d’air qui d’ordinaire animait toujours l’enfilade s’était mué en bouffées volcaniques, gonflées par l’orage. Il se sentit d’un coup happé, dévissé du crâne nourricier. Il entrevit la main familière s’élancer : trop court, trop tard, il avait déjà basculé. Un instant dans sa chute, il avait espéré la main providentielle d’un passant pour le ramasser et faire un signe au cocher. En vain, le monde se serrait sous l’abri des portes cochères.

A cet instant funeste, seul un roulier, en sens inverse, menait par la bride son attelage qui portait du vin en tonneaux, peut-être chargé aux Batignolles. Le rustre dégoulinant, chemise par dessus tête, ne vit rien ou ne voulut rien voir. A peine eût-il fini sa chute qu’il se fit hacher, marteler, piétiner par les sabots obstinés du percheron. A la suite de quoi, acharnement du sort, il se trouva placé tout juste sous la roue du fardier.

C’était fini, mécanique tordue, ressorts arrachés, feutrine en lambeaux, il n’était plus qu’une loque informe que le vent, dans un ultime mépris, poussa par petits bonds jusqu’à ce caniveau où il gisait maintenant, prostré dans sa sidération. Il sentit un soubresaut. C’étaient les eaux du ciel, drainées par la chaussée qui gonflaient maintenant les flots du caniveau et l’avaient porté quelques centimètres plus loin. Ce mouvement lui rendit sa conscience.

Depuis longtemps déjà, il avait un rêve familier. L’âge venant il pensait souvent à sa fin. Il s’imaginait, rompu par les milliers de saluts, donnés et rendus, son lustre terni et ses bords élimés. On le gardait par affection jusqu’à la dernière extrémité mais il fallait bien un jour se décider à le mettre au rebut. Alors, comme ces vieux serviteurs rivés aux demeures, on lui accordait quelques faveurs. Monsieur le baron envoyait chercher dans les sous-pentes sa boîte originelle, celle d’un chapelier de la rue de Rome, une boutique hérétique au milieu des luthiers. On le repliait une dernière fois et dans ce cercueil on l’enfouissait aux pieds des hortensias, à côté du perron. Dans ses rêves les plus fous, il voyait même sur son caveau de carton, une petite stèle où ses yeux attendris déchiffraient l’épitaphe reconnaissante : « Ci-gît, Gibus, le plus fidèle des couvre chefs ».

Le courant l’emportait maintenant à reculons, sans discontinuer. Comme un enfant devant son jouet brisé, il sentit monter en lui une infinie tristesse. Comme un insensé, il se mit à répéter la ritournelle des mots consolateurs « Ci-gît Gibus…. »

La troisième scansion avorta d’un borborygme. Face au n°6 du boulevard Haussmann, l’avaloir béant avait englouti dans son cloaque, Gibus, le plus fidèle des couvre-chefs.

Cette histoire épouvantable, assez commune chez les couvre-chefs, l’est sans doute encore plus chez les chefs qu’ils couvrent, car chez ceux-la aussi, les rêves de grandeur finissent un jour aux égouts de l’oubli.

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