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Le billet du jour : Jeudi 11 Octobre 2012
Georges, si tu savais…
Tu es monté à la station Place d’Italie. Comme d’habitude sur la ligne 6, c’était la lumière blanche qui tombait du plafond et qui remplissait les rames en leur donnant un faux air propre. Huit heures c’est juste avant le début de la grosse affluence, les dégagements devant les portes étaient encore libres. Quelques usagers, délaissant les places en carré encore inoccupées, s’étaient accotés commodément dans les angles, l’épaule bloquée contre les barres d’inox.
Droit et massif dans un pardessus sombre d’un autre âge, tu t’es avancé à l’intérieur par la deuxième ouverture du wagon et tu t’es retourné calmement face au quai. Quand les portes se sont fermées, surgit d’on ne sait où, tu tenais à la main un micro et ta voix amplifiée a fait d’un coup se relever les têtes : « Je vais chanter Brassens ».
Alors, a capella, tu as attaqué « Les sabots d’Hélène ». Je t’aurais donné 70 ans : cheveux blancs, les traits du visage fatigués et un peu épaissis. D’une voix grave, juste mais atone, tu défilais les rimes, le regard fixe, la posture figée. Tu semblais accroché aux paroles, accroché à ton micro comme à une dernière bouée au milieu du naufrage. Quelle chute, quel coup de tabac, quelle usure t’avais jeté là, réduit à quémander quelques pièces à ceux-là mêmes, dont peut-être un jour, tu avais partagé l’existence ? Sans haine et sans compassion tu poussais ta chanson : il y a des dignités qui sont pathétiques.
J’ai plongé moi aussi, mais dans mes souvenirs; c’est beaucoup moins douloureux. Certes, mes « Sabots d’Hélène » étaient autant crottés que les tiens, mais quand je les chantais à mes copains de bord, à l’époque de mes vingt ans, les mots de Georges n’étaient porteurs que de réjouissances irrévérencieuses et de frondes salutaires. A cette époque d’insouciance je n’imaginais pas un seul instant que toute cette verve puisse un jour devenir pour quelqu’un la dernière richesse monnayable pour tenter de survivre.
Pauvre Georges, si tu voyais notre monde, saurais tu garder encore l’œil narquois et le sourire moqueur sous la moustache tombante?
Une illustration de ce texte existe aussi sous la forme d’un diaporama :
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