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Le billet du 22 octobre 2016
La route du Sud
Aujourd’hui c’est une journée « voiture ». On a repris la route. Notre route, celle que j’appelle la route du sud. C’est comme ça dans les mariages mixtes ; quand un parigot et une Tarnaise décident de vivre ensemble. Ça fait partie du contrat, chacun sait que quatre ou cinq fois par an il faudra tailler la route, avaler 700 km pour changer de latitude et trouver encore assez d’appétit pour en ingurgiter autant pendant le retour. Trente trois ans que c’est ainsi et, comme ça ne suffisait pas, ces quatre dernières années on a rajouté à l’A20 familiale, terminus Carmaux, une A75 ludique, terminus Balaruc.
Aujourd’hui c’est A75. Il n’y a pas plus pure comme route du sud. L’A20 dévie vers le sud-ouest, l’A6 s’infléchit vers le sud-est, l’A75 c’est le midi pile : Clermont-Ferrand, Millau, Montpellier. Un itinéraire à trancher la France par le milieu, en toute égalité. L’A75 est occitane, il faut déjà s’engager loin vers le soleil avant de l’entendre chanter. Pour la route du sud, c’est comme dans les livres d’aventure, il faut d’abord épuiser l’introduction et les premiers chapitres avant que ça devienne intéressant.
Il faut d’abord s’extraire du trafic parisien par l’A6, laisser les banlieues grises s’évanouir à l’horizon derrière des premiers plans de hangars et de zones industrielles. Dans la brume sale du matin, les halos des néons tapageurs s’espacent peu à peu ; le magasin IKEA de l’aire de Lisses en est la dernière bouée. On se cale dans son siège, on essaie de se mettre à l’aise. On sait que la France profonde sera bientôt là, sous les roues, qu’on va bientôt prendre sa vitesse de croisière et que ça va durer.
L’horizon se resserre, l’autoroute se faufile, encadrée par les arbres de la forêt de Fontainebleau ; cette fois on a pris le large. L’œil s’accroche au passage sur quelques gros rochers esseulés, en exposition sur le bas-côté. Et toujours, à un moment, le même vague regret qui monte : ce n’est pas si loin, on pourrait venir s’y promener le dimanche.
Nemours s’affiche sur les panneaux. Nemours, ville inconnue. A la fois trop proche et trop lointaine, nous n’y ferons jamais escale. Il aura fallu les malheureuses inondations du printemps dernier pour que je prenne conscience qu’elle était située sur les bords du Loing.
Sortie à droite, A77 : l’autoroute de l’arbre. Cette fois on respire pour de bon, les voitures se font plus rares, la Beauce étale son vide jusqu’à l’horizon, il n’y a plus qu’à enclencher le régulateur de vitesse et laisser rouler. Un chewing-gum pour passer le temps ? Une pause-café contre l’engourdissement ?
A Briare, le souvenir d’une visite sur le pont-canal par un beau jour d’été anime un peu la route. Sans conviction, on essaie de remettre une date sur cet événement. C’est l’année où on a passé 15 jours en août aux Naudins. Aïe ! Le mot fatal est évoqué, ce coin de pré perdu si familier et qu’on laissera cette fois, là-bas sur la droite, à une demi-heure de voiture de Châtillon-sur-Loire. Trop tard, l’esprit est parti et l’année de la visite du pont-canal restera incertaine, dans le brouillard du passé.
130-110 : il a fallu recalibrer le régulateur. L’autoroute a perdu de sa superbe et, aux abords de Nevers, elle ne joue plus qu’aux voies expresses. Aux alentours, les vallons se plissent comme un espoir. On y pressent les frémissements de ces paysages de caractère qu’on attend de retrouver, un peu plus loin vers le sud. Mais c’est encore trop tôt. A Moulins, on abandonne les souvenirs nostalgiques de la feue nationale 7 pour goûter le pittoresque des routes départementales.
La France profonde est là, elle défile à 90, en banquettes d’herbes folles, en fils barbelés qui courent de piquet en piquet, en petits bois sur la défensive, placardés de « Chasse gardée ».
Quoi ! 70 ! Pour ces trois masures égaillées au bord de la route ! Comment ça ! 50 ! Pour cette rue unique où deux lignées de façades trapues se tassent les unes contres les autres, aveugles pour moitié d’entre elles, derrière leurs volets clos ! Si c’est un samedi, on passe à Saint-Pourçain-sur-Sioule à l’heure de la remballe. Au milieu des cageots et des embarras, on commence à replier les grands parasols, on décroche les robes à fleurs sages qui retournent en procession vers le fond des camions. La départementale continuera toute seule vers Gannat. Désolé, le pittoresque c’est bien, mais nous, on a encore de la route à faire.
L’autoroute à nouveau et aussitôt, l’aire des volcans d’Auvergne : belle entrée en matière. Vulcain en personne se déplace pour nous accueillir ! Le plus souvent, c’est ici qu’on s’arrête pour un pique-nique dans la voiture ou en plein air, quand le temps le permet. On a si souvent emprunté ce trajet, qu’à chaque aire, c’est un peu comme en visite chez des amis : ah oui, c’était comme ça ici. On retrouve les lieux et les images se remettent en place : la décoration des toilettes, le choix des cafés aux distributeurs, la couleur des tables rondes où l’on s’accoude, heureux de pouvoir être debout, l’instant d’une parenthèse immobile dans une journée en mouvement.
L’autoroute A75 commence au Sud de Clermont-Ferrand, elle attend un peu après qu’on ait franchi la dernière barrière de péage. Hé oui ! L’A75 est frondeuse, elle fait sa Marianne et tire la langue à Cofiroute et aux ASF : ici, automobiliste, tu roules à tes frais de simple contribuable, la route est libre … au moins de taxes.
Clermont-Ferrand est, pour moi, la première halte au pays des souvenirs. J’ai dix ans, je fais du camping en famille au pays des volcans. Je monte en haut du Puy-de-Dôme, j’ascensionne le Pariou comme un explorateur, je grimpe sur les remparts du château de Murol comme un chevalier.
Quarante kilomètres plus loin et cette fois à gauche, vers les monts du Forez, j’ai vingt ans. En vacances avec l’ami Claude, on a laissé la 2CV dans le chemin en contre-bas et on a planté nos tentes dans un pré sans confort au dessus d’un hameau. Le soir on contemple la vallée de la Dore se noyer dans l’ombre, on sillonne à vélo des routes du Livradois et on finit le séjour sous les orages, trempés comme des soupes. C’est bien, ces bouffées de souvenirs, ça occupe l’esprit. Il faut bien passer le temps, la route est si longue.
Elle est longue mais elle n’est plus monotone. L’A75 est une autoroute de caractère ; je dirais même plus, de caractère altier. Elle déploie majestueusement son tracé au milieu des reliefs du Massif central. Elle enchaîne courbes, contre-courbes, viaducs, tunnels, montées haletantes et descentes silencieuses. Justement, on vient de franchir le col de la Fageole. Tu te souviens, l’année où il y avait encore des congères sur la bande d’arrêt d’urgence ? Bien sûr qu’on se souvient et aussi que dans la grande descente qui s’ouvre devant nous, il faudra être attentif, après Saint-Flour, pour ne pas manquer, sur la droite, le viaduc de Garabit. Dans ce sens, on se laisse toujours surprendre. Quand on découvre son élégance vertigineuse, il est déjà presque derrière nous.
A l’aire de la Lozère aussi, on a des souvenirs de neige. On y a pataugé, plusieurs fois, sur ce parking si reconnaissable avec ces blocs de granit mal équarris, dressés en alignement comme des menhirs. Lozère, pierre, désert : peut-être faudra-t-il aussi qu’on s’y arrête un jour, dans ce département si discret, pour savoir à quoi il ressemble. Ça ferait un jalon affectif de plus sur le trajet. C’est le cas de Saint-Chély-d’Apcher. Depuis cette année, qu’on a flâné dans ses ruelles pentues sous la chaleur de l’été, ce n’est plus une ville anonyme. On sait qu’au lieu d’être la sortie n° 33, c’est la porte d’entrée des hauts plateaux de l’Aubrac et de nos souvenirs qui vont avec.
Deux gros tubes de béton traversent un éperon rocheux, c’est le tunnel de Montjézieu ; il nous propulse dans la vallée du Lot. Le regard file à gauche, attiré par un enchevêtrement somptueux de crêtes et de vallées et pendant ce temps, le Lot, au milieu des arbres, s’est glissé sous nos roues sans qu’on s’en aperçoive.
Après Séverac-le-Château, c’est la vallée du Tarn qui s’annonce. Et avec quelle emphase ! La vaste plaine est bosselée de gros massifs boisés, des troncs de cône surmontés de couronnes de roche abruptes : tout un Colorado miniature, made in franchouillard. Le rêve américain, lui, il est bien là, quand défile à la portière le gréement des haubans du viaduc de Millau. Pendant un bref instant, on a cette sensation étrange de rouler entre ciel et terre.
Sans transition, c’est une traversée du désert qui s’enchaîne. Voici le Larzac. Ce grand plateau aride serait définitivement ennuyeux s’il n’était hérissé de rochers fantomatiques et hanté par une légende de notre jeunesse. Gardarem lo Larzac ! Une poignée d’irréductibles paysans gaulois, enragés à vouloir continuer de cultiver leurs terres et propulsés, par l’engouement post-soixante-huitard, sur le devant de la scène d’un Woodstock français et anti-militariste. La Cavalerie et la Couvertoirade élevées au rang de hauts-lieux de la résistance d’une époque épique à l’enthousiasme turbulent. Ma route du sud prend ici un goût de pèlerinage. Encore un peu et à la prochaine aire, j’achèterais bien le Canard Enchaîné !
Le terme de notre voyage approche, il ne reste plus que le dernier grand saut, vertigineux : celui du Pas-de-l’Escalette. Au bout du tunnel, on sort la tête tout en haut d’un gigantesque amphithéâtre de roc. Au delà de cette crête tout bascule : la lumière, les odeurs, la température. On chute dans le méditerranéen, on s’engloutit dans le méridional et les verbes ne sont pas trop forts ! Croyez-vous qu’une autoroute puisse être limitée à 70km/h : ici, oui. La pente et les virages le justifient. Cette descente est un enchantement à chaque fois, une sorte de point d’orgue au voyage. Il n’y a qu’une chose qui ne cadre pas, c’est le nom : Escalette(*). Comme un diminutif enfantin. C’est plus fort que moi, quand j’entends Escalette, je pense escarpolette et cette légèreté d’opérette me gêne, dans ces accords de Verdi.
Tout le reste va très vite. Comme les chevaux qui sentent l’écurie, le chemin n’a plus d’importance. Circulez, il n’y a plus rien à voir. Même à Clermont-l’Hérault, le lac du Salagou tout proche et pourtant invisible, se dérobe à notre convoitise : on le sait si joli dans son écrin de montagnes.
Dans la vallée, la civilisation reprend ses droits et étale ses centres commerciaux. Sortie Montagnac/Sète, au revoir autoroute A75.
Les routes sont bordées de platanes, de roseaux ou de vignes ? Peu importe, qu’on en finisse ! Mèze et Bouzigues, les tables à huîtres rayant l’étang de Thau, passons, passons ! Vite qu’on arrive, qu’on coupe le contact et qu’on déplie ses genoux endoloris.
Voilà, on y est. Bien contents d’être arrivés. Maintenant il faut tout oublier, se vider la tête avant de la remplir des odeurs du sud. Surtout il ne faut pas penser. Penser que dans quelques jours tout recommencera…. dans l’autre sens.
(*)escalette : petite échelle en languedocien.
le terme désignait ici les marches taillées dans le roc pour les chemins muletiers d’avant les routes.
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