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mars 2019
Préambule :
Jean-Pierrot a repris sa plume pour écrire un mot. Il y a tellement longtemps que cela ne m’était pas arrivé que, décemment, je ne peux plus appeler ça un billet du jour !
Texte, prétexte au plaisir des mots, comme toujours, mais celui-là hésite. Il ne sait pas trop où raconter, alors il suit une rue. C’est une sorte de rubrique à brac à la Pagnol, avec trois moitiés : moitié souvenirs, moitié digressions, moitié idées courtes.
Je vous laisse le soin de classer ça dans ce que vous voudrez.
La rue de l’Yser
La rue de l’Yser est toute droite et pourtant indécise. C’est une de ces rues frontières entre deux villes dont on ne sait jamais trop à laquelle elle appartient. Son hésitation entre Bourg-la-Reine et Sceaux se ressent dans l’aspect des maisons qui s’égrènent le long de ses numéros impairs.
On trouve de tout. De hautes façades de meulière vous toisent, le regard dans l’ombre de leur large débord de toit. Elles côtoient des petites maisons crépies, sans étage, avec deux fenêtres symétriques de part et d’autre d’une porte juchée sur un perron de trois marches.
On y voit aussi des quadrillages de briques sombres qui agrémentent des murs lisses, des rambardes en béton en forme de branches, où viennent s’enrouler des glycines.
Avec le temps, des verrues plus modernes sont venues se coller pour rajouter une loggia ou deux pièces supplémentaires.
Les jardinets sont à l’avenant. On en trouve tapissés d’aiguilles sous la voûte sombre d’un cèdre qui a trop grandi et qui mange maintenant toute la lumière. D’autres sont des géométries de plaques de ciment qui soulignent des bordures basses de buis bien taillé. Plus loin, ce sont des colonies de pissenlits qui se réjouissent du désintérêt des propriétaires.
Les numéros pairs n’existent pas, ou presque. De leur côté il n’y a qu’un seul voisin d’un bout à l’autre : la ligne de métro du R.E.R. B, cette-là même qui emmenait jadis les parisiens en goguette vers les guinguettes de Robinson. Ce voisinage parallèle vaut au promeneur d’avoir toutes les chances, durant son trajet, d’y être croisé ou doublé par une rame. En premier, c’est l’oreille qui est avertie par des claquements annonciateurs qui courent le long des rails, puis vient le roulement métallique qui va crescendo. L’œil reçoit ensuite en pleine face, haut perché au dessus du ballast, un bref déferlement de silhouettes entre-aperçues dans des encadrements de vitres éclairées.
J’ai dit « presque » car à son extrémité, la rue de l’Yser fait un angle qui l’écarte de la voie ferrée progressivement. Dans le triangle effilé de cet espace libéré, une maison toute simple est venue se glisser dans la partie la plus large. Elle coiffe un garage que le gabarit des voitures d’aujourd’hui a rendu trop étroit ; juste quatre petites portes en bois percées de hublots. Par une bizarrerie qu’on s’explique mal, le niveau du jardin est plus haut que celui la rue et les terres sont retenues par un mur de briques brutes qui n’a jamais été crépi. Sous trois ou quatre arbres fruitiers, la pelouse de ce jardin en coin m’a toujours intriguée. Longtemps elle fût agrémentée d’une sorte de petite rigole en creux, soigneusement découpée et désherbée qui dessinait des arabesques et des volutes où des groupes de crocus et de primevères pointaient leurs nez au printemps.
Vous l’aurez compris, la rue de l’Yser est l’une de ces rues de banlieue pavillonnaire, tout à fait commune où des petits bouts de vie privée se protègent derrière les grilles et les murs à pilastres.
Pourquoi sortir du lot tant de banalité pour en faire un sujet d’écriture ?
Tout d’abord car pour moi, cette rue est jalonnée de souvenirs. Sans assiduité mais régulièrement, je l’ai fréquentée et je la fréquente toujours depuis cinquante ans : privilège des vrais casaniers.
Ensuite parce que cette fréquentation a un motif qui se rattache à ma mauvaise conscience.
Ma mauvaise conscience d’homme-tronc ; de ceux qui, d’abord élèves voûtés sur leurs pupitres, sont devenus ensuite des bureaucrates invertébrés avant de finir adorateurs d’écrans et qui, dans ce cheminement, ont posé les assises de leurs vies sur leurs séants. Ces hommes immobiles, que le corps médical unanime inonde de mises en garde contre les méfaits de la sédentarité.
Ainsi, il est arrivé que devant tant d’insistance, les trottoirs de la rue de l’Yser accueillent les pieds avec lesquels j’accordais à mon corps sa demi-heure de marche salvatrice.
Entre ma maison, à Fontenay-aux-Roses, et la gare de Bourg-la-Reine, il me fallait pour cela renoncer à la mollesse ankylosante du « transporté en commun » pour affronter l’ascétisme fortifiant du piéton autonome.
Les premières fois où j’ai fait ces dévotions, c’était en 2004. J’ai oublié ce qui m’avait convaincu.
A l’époque, mes soirées étaient remplies des obligations d’un père de famille à temps plein et j’avais plutôt opté pour un trajet journalier matinal.
J’ai gardé le souvenir de matins d’hiver frisquets où la dernière et longue ligne droite de la rue de l’Yser m’emmenait vers la chaleur réconfortante des rames du R.E.R.. Il me semble que pendant trois ou quatre mois j’ai fait preuve d’assez d’assiduité dans cette pratique. La satisfaction d’avoir trouvé le courage de partir chaque matin vingt-cinq minutes plus tôt me faisait sans doute autant de bien que l’exercice de la marche en lui-même.
Mais, comme il se dit des bravoures entreprises aux aurores, j’en étais très fier toute la matinée et bien fatigué tout l’après-midi. Las ! L’eau finit toujours par aller au plus court chemin. A l’épreuve des jours, la fatigue l’a emporté sur la fierté et l’homme-tronc a repris son siège sur toute la ligne.
Dix années ont passé avant que j’arpente à nouveau la rue de l’Yser. Entre temps beaucoup de choses avaient changé. Le soir, plus rien ne me pressait et la maison vide pouvait bien m’attendre une demi-heure de plus ; c’est donc au retour que j’abandonnais mon train à Bourg-la-Reine pour m’offrir la dernière étape en piéton.
J’ai bien dis « m’offrir » car, dix ans plus tard, j’étais lassé des directives, des principes, des obligations, des plannings et autres objectifs. Rue de l’Yser, je te foulerai du pied encore une fois mais seulement si je le veux bien ! Ce soir, ce sera au gré de mon humeur, d’une douceur dans l’air, d’une couleur dans le ciel…
Il y avait toujours la bonne conscience de l’exercice physique mais j’y ajoutais la saveur de la liberté. Quand l’esprit est dans ces dispositions, le corps lui emboîte le pas et marcher est un plaisir. J’essayais de déguster au mieux ces intermèdes pédestres. A cette époque, j’avais suspendu ma pratique du yoga mais je n’en n’avais pas oublié les principes et je tentais de les appliquer à ma marche. Goûter le contact de la plante des pieds, être à l’écoute du va et vient des mollets, synchroniser la respiration avec le balancement des foulées, arrêter de tendre le buste vers l’avant et s’imaginer plutôt tiré par une corde à hauteur de ceinture. Rien que cette attention finissait par vider ma tête des vilaines pensées qui la rendaient bougonne. Conjuguer la concentration et la détente : il n’y a bien que les orientaux pour se donner de pareils défis !
Mais, toutes ces déambulations ne sont que la partie émergente de l’iceberg qui m’attache à cette rue. L’essentiel de cette masse affective baigne dans l’eau d’une piscine : la piscine des Blagis, au n° 5 de la rue de l’Yser.
Ma mémoire, qui commence à être un peu brumeuse vers les lointains, date sa naissance au tout début des années 70. Elle faisait partie de ces grands programmes d’équipements sportifs qui devaient ramener la France dans le peloton des autres pays européens. Béton, verre, acier, toute une fratrie de ces bâtiments vite faits et pas trop bien faits, de ces passoires à calories que nous ont laissées les années du pétrole roi. L’adolescent que j’étais ne voyait évidemment pas ces défauts, trop content de pouvoir profiter d’une piscine proche de chez lui.
La natation est sans doute l’activité physique que j’ai pratiqué le plus régulièrement, je suis ce qu’on peut appeler un « piscineux ». Les eaux des rivières sont froides, les eaux des mers sont souvent troubles et toujours poisseuses de leur sel. Rien ne vaut la belle eau claire des piscines, surtout quand un soleil oblique illumine de fresques mouvantes le fond des bassins. Voilà qui fera sans doute bondir ceux qui sont convaincus que ce ne sont que de grands bouillons de culture !
Ce n’était pourtant pas gagné. Mes premiers souvenirs sont ceux d’un enfant grelottant, accroché à sa corniche, apeuré par les gouffres du grand bain et je suis incapable de retracer la mutation qui m’a amené à l’adolescent qui faisait des concours d’éclaboussures en sautant joyeusement dans l’eau.
A cette époque, mes fréquentations de la piscine étaient liées à des histoires d’amitiés : avec le copain François quand on s’ébrouait comme de jeunes chiens puis avec l’ami Claude quand je devins un nageur appliqué. Ce n’est que plus tard, dans ma route d’adulte, que la piscine est devenue un lieu privilégié de rencontre avec moi-même, mes articulations, mes muscles et mes poumons, leurs plaisirs et leurs douleurs.
Avec la piscine de la rue de l’Yser, nous sommes comme un vieux couple. Après la passion de la jeunesse, je lui ai fait des infidélités temporaires avec celles de Bagneux puis de Montrouge. Nous avons eu notre désamour quand mon corps était en désarroi, puis nos retrouvailles quand j’ai repris pied.
Il y a quelques années, la piscine de la rue de l’Yser a reverdi de fonds en combles. Plus de deux ans de travaux pour lui faire une isolation durable, lui apprendre à pomper la chaleur, à nettoyer ses eaux à l’ozone, à se désintoxiquer du chlore. La faire encore grandir pour accueillir, dans un bassin supplémentaire, la mode de l’aquagym et, pour finir, l’habiller d’une belle robe en bois. Pendant tout ce temps, je l’ai attendu patiemment. A chacun de mes voyages, au travers de la vitre du compartiment qui m’emmenait en filant vers Paris, je suivais à la volée les avancements de cette renaissance vertueuse. Je m’amusais à croire qu’elle se refaisait une beauté rien que pour moi.
Depuis que je suis à la retraite, j’ai changé mes habitudes. J’ai cédé aux travailleurs ma place du dimanche matin, déjà bien encombré, pour le créneau du mercredi midi, plus tranquille.
La rue de l’Yser aussi a suivi la mode : elle a banni la voiture qui a si mauvaise presse maintenant. Le petit parking du n°5 est devenu payant et, un peu plus loin, le grand de la gare de Sceaux n’est plus qu’un vaste chantier d’immeubles en construction. Alors moi aussi je suis devenu vertueux, je viens maintenant avec ma bicyclette que j’attache consciencieusement aux potences prévues, en face de l’entrée.
En m’arrêtant au n°5, j’en emprunte juste un petit bout, mais ça me suffit pour voir que la rue aussi a vieilli. La petite maison toute simple, coincée contre la voie ferrée, est à l’abandon. On a muré le garage et ses portes à hublots. Les arabesques, qui semblaient tracées par la gouge d’un jardinier-ébéniste, ont disparu, noyées dans les herbes.
Je ne sais pas jusqu’où ira mon histoire avec la rue de l’Yser ; l’avenir peut avoir des détours si imprévus. Je me suis promis qu’un jour prochain je la parcourrai à nouveau d’un bout à l’autre, à l’occasion d’une promenade. Juste comme ça, pour voir si j’y retrouve, accrochés aux grillages des clôtures, les morceaux de souvenirs que j’y ai laissés.
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