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Le billet du 06 août 2014

Le charme d’antan

Au 105 de la rue Vercingétorix, une boulangerie affiche sur son fronton, en belles majuscules dorées, « LE MOULIN DE LA VIERGE ». Cette appellation est commune dans le quartier. A proximité on trouve sous la même toponymie, une rue, une citée et peut-être encore d’autres lieux que je ne connais pas.

L’enseigne sonne plaisamment à l’oreille, même si aujourd’hui, on pourrait la considérer comme doublement apocryphe. Pour les moulins, d’abord : il est de notoriété que les seuls qui grincent encore à Paris ne sont plus que les moulins à paroles. Quant aux Vierges Souveraines et autres Dames du Temps Jadis, leurs disparitions hantaient déjà François Villon dès la fin du Moyen Age.

Ici, c’est donc du passé qu’on se revendique. La devanture tient aussi le même discours. Elle semble être restée intacte depuis les élégantes à chapeau de la Belle Epoque.

Quand le matin je monte la rue en bicyclette, toutes les façades impaires sont dans l’ombre. Les boiseries noires soulignent encore plus la lumière intérieure de la boutique, réfléchie par le plafond et diffusée par deux globes en verre orangé, suspendus derrière la vitrine. Mon regard se faufile derrière les belles lettres dessinées sur la vitre. De loin, ça ressemble à un décor de poupée pour jouer à la marchande. Ça a l’air de vous dire « Viens donc ! Qu’est-ce que tu m’achètes aujourd’hui ? »

Quand j’y repasse le soir, un moignon de store orange a été déroulé, chichement. Il n’empêche pas le soleil de venir mélanger, sur le sous-bassement, l’ombre des marronniers avec les reflets de la mosaïque de faïence. Des arabesques ont été peintes sur la laque noire des poteaux qui encadrent la vitrine. Ils délimitent deux hauts rectangles où l’artiste a reproduit, à gauche, une emblématique semeuse, à droite, un moulin carré, juché sur un pivot comme ceux qui jalonnaient jadis la Beauce.

J’ai vite succombé à ce deuxième clin d’œil et j’ai pris l’habitude d’une étape pour acheter, ici, le pain du dîner. De près, les belles lettres en arc de cercle affirment qu’on trouve à l’intérieur tout à la fois : du pain au levain, un four à bois et de la farine de meule. Juste derrière la vitre, trônent trois ou quatre spécimens de ces pains ventrus ou ronds que l’on déniche encore quelquefois au fond des campagnes. A la différence de leurs frères des champs, ceux-là ne sont toutefois pas calibrés pour garnir les panses d’une famille complète, cinq jours de rang. En ville on a moins d’appétit.

On pousse la porte en s’imaginant, gamin en culotte courte, veste à col marin, quelques sous troués au fond de ses poches. L’enchantement est au rendez-vous.

Il commence par vous tomber sur la tête. Le plafond est un quadrillage de grands carreaux de faïence décorés qui enluminent toute la boutique. Il ressemble à ces couvercles peints des boîtes à gâteaux en fer blanc qui régalaient mes grand-mères. Tout ça encadré, en haut des murs, par les frises exubérantes d’une corniche en stuc. Les parties basses, elles, reprennent les faïences ‘RATP’ de la façade mais déclinent cette fois en bleu turquoise les motifs colorés.

Sur la gauche, une cloison s’avance depuis le fond et laisse à peine un passage vers une petite salle attenante, un peu plus large qu’un couloir, et dont on ne sait trop, ni à quoi elle sert, ni à qui elle est destinée. Cette séparation est une grande vitre dépolie, d’un seul morceau, gravée du décor bucolique d’un héron planté dans sa mare au milieu des roseaux.

De grandes plaques de marbre gris, aux multiples chanfreins, déploient leurs veinages sur les socles massifs de deux présentoirs : deux grandes stèles pour offrir à la gourmandise les viennoiseries dorées, à l’abri derrière un paravent de verre.

Au sol, c’est dans un autre vertige que nous entraînent les carreaux de ciment teinté qui répètent leurs géométries de rosaces bleutées.

Ce décor sonne vrai : rien de lisse, rien d’impeccable. Il y a quelques fêlures dans les plaques de marbre et la peinture s’écaille aux saillants des moulures. Des éclats de faïence ont sauté, emportant avec eux d’infimes parcelles de dessin. Jusqu’à la semelle de la chaussure qui parfois accroche sur le bord d’un carreau plus épais.

Pour finir, tout le mur du fond n’est qu’un grand miroir qui double la boutique. Quand on y fait face, on voit dans son dos des voitures imbéciles qui filent comme des traits dans la rue, ignorant tout des délices surannées de cette alcôve.

A l’heure où je m’arrête, il ne faut plus faire le difficile. On prend ce qui reste. Des jolis pains ventrus comme ceux de la vitrine, je n’en n’ai jamais vu à vendre derrière le comptoir.

En fait, invariablement, on ne me propose plus qu’un seul modèle dont deux ou trois exemples esseulés se dressent encore, appuyés contre le grand miroir. C’est une petite baguette que l’on vend ici sous le nom de ‘paresseuse’. En référence au temps qu’elle prend pour faire lever sa pâte.

Quand je dis « on » pour désigner mon interlocuteur, c’est que, d’une fois sur l’autre, j’ai du mal à le reconnaître. Il me semble toujours découvrir une nouvelle physionomie derrière la caisse et la modernité de ce zapping ne cesse de m’interloquer dans ce décor.

Bah ! Si le boulanger accorde à cette ‘paresseuse’ le temps qu’il lui faut, c’est que voilà un homme qui sait encore ce que le bel ouvrage peut exiger de patience !

Au dîner, les yeux sans doute encore éblouis, j’avais l’habitude d’annoncer mon achat à la tablée avec l’emphase du héraut clamant la venue de César : « Le pain du Moulin de la Vierge ! ».

J’avoue qu’au début, je fus un peu vexé du manque d’enthousiasme que ce pain suscitait autour de moi. Je pensais d’abord que sans connaître les charmes de son berceau, il était impossible d’en apprécier pleinement la saveur. Mais après plusieurs fois, je fus moi-aussi obligé de l’admettre : cette baguette ne valait pas tripette.

Cette paresseuse, un peu chétive, ne faisait pas non plus beaucoup d’efforts pour qu’on garde d’elle un souvenir impérissable. Dense et sans relief, sitôt avalée, sitôt oubliée. Au petit déjeuner c’était encore pire. Pour venir à bout de sa sécheresse il fallait de longs efforts de mastication. Cela rendaient encore plus morose ce moment où l’on peine déjà soi-même à se mettre en route. Bref, à la fin, on me fit comprendre qu’1.10 € pour ça, c’était bien cher payé.

Alors maintenant, quand je descends en roue libre la rue Vercingétorix, je tourne la tête devant le n°105 et je me régale toujours les yeux. Mais quand j’entends « Tu m’achètes quoi, ce soir ? » : je passe mon chemin !

Je m’arrête maintenant dans une boulangerie lambda de la rue de l’Ouest. Une boulangerie qui a dû être neuve dans les années 70. Elle s’appelle « Le Bel Epi », c’est plus sobre. Immuablement j’y retrouve le même boulanger, sec et long comme un jour sans pain, le regard plein de fatigue. A cette heure vespérale il se partage entre son four et le comptoir en formica.

Nous avons maintenant nos habitudes.

Quand il s’extirpe de la chaleur de son arrière salle et qu’il me découvre, planté dans sa boutique, le casque sous le bras, ses yeux tristes regardent avec insistance le panier où elles sont rangées.

« Une Madeline ? » me lance-t-il d’un air entendu.

Il a deviné que ce prénom d’un autre âge m’a séduit. Il a compris que cette Madeline est maintenant l’élue de ma maisonnée.

C’est vrai qu’au logis on aime s’enfariner la main en brisant sa dorure craquante. On apprécie les alvéoles irrégulières de sa mie, légèrement bistre. Dans les bouches qui salivent, elle retrouve l’onctuosité du pâton d’où elle vient. De plus, cette reine de la baguette a le bon goût de rester fraîche jusqu’au lendemain matin. Quand il en reste !

Pour acquérir cette belle enfant et ses 250 grammes d’atours, il m’en coûte désormais 1.20 €.

Amis lecteurs, méfiez-vous du charme d’antan. Ça aussi, c’est du concept marketing.

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