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En mai 2013, ce billet est né de la conjonction de 3 événements :
- Le visionnage du film de Michel Gondry « L’écume des jours » (Romain Duris, Audrey Tautou …) qui m’a replongé dans ma passion de jeunesse.
- Mon anniversaire (59 ans) : d’où le titre du billet « L’écume des ans »
- Une lombalgie tenace qui a incarné, à point nommé, cette usure du temps qui nous gouverne.
Bref, j’ai tenté l’humour déjanté sur fond de désespérance…. À vous de juger
Le billet du 21 mai 2013
L’écume des ans
Le comte Pierre-Jean Audubon de Chanteclou dormait du sommeil du juste. Que l’aube à venir se lève sur le premier jour de sa soixantième année ne l’avait pas troublé.
Depuis longtemps déjà son métabolisme s’était adapté aux réveils matinaux. A 5h30, son horloge interne lui intimait de quitter la position latérale de sécurité pour adopter, à plat sur le dos, celle du ronfleur impénitent. A partir de 5h45, son niveau de conscience s’élevait progressivement, imbibant d’abord les régions occipitales puis baignant le lobe temporal gauche. Dès qu’il arrivait à hauteur de l’exutoire du tympan, le conscienciomètre, en alerte sur sa table de chevet, déclenchait la radio. Aussitôt, le flot des mauvaises nouvelles, en se se déversant dans l’oreille, faisait contre-pression. Effrayée par la réalité, la conscience refluait, évitant ainsi l’hémorragie.
En aventurant son orteil téméraire sur la toison bouclée du mouton des Carpates qui lui tenait lieu de descente de lit, le comte sut immédiatement qu’elle était revenue. Deux jours déjà qu’il en entendait la rumeur lointaine au fond de son corps. Il avait espéré bêtement qu’elle se tarirait d’elle-même. Il n’en était rien. A la faveur de la nuit, l’Écume des Ans s’était emparée de sa première vertèbre lombaire, à moins que ce ne fût la deuxième, ou encore les deux à la fois. Dès qu’il essayait d’incliner son buste entre 15° et 25° sur la verticale, la bête, impitoyable, lui envoyait la décharge d’une douleur fulgurante qui lui vrillait la moelle épinière jusqu’au bulbe rachidien et le stoppait net.
Le comte était un usurpateur.
Outre son faux titre, qui ne l’épargnait pas de perdre son temps à gagner sa vie, il trichait sur son âge. Il affichait une fausse juvénilité et cachait soigneusement sa carte d’identité, n’ayant jamais réussi à soustraire son acte de naissance à la vigilance de l’État Civil.
Pour l’heure, Pierre-Jean Audubon de Chanteclou, les deux mains appuyées sur le lavabo et le genou fléchi, méditait sombrement. Nonobstant, prétendant humilier le mal en l’ignorant, il décida de boire son jus de citron tiède comme à l’habitude et il s’offrit le luxe d’enfourcher son vélocipédal pour rejoindre son bureau. D’expérience, il avait constaté que le basculement latéral et alternatif du bassin, induit par la pratique de la machine, causait certaines nausées aux douleurs vertébrales accrochées plus haut et leur faisait lâcher prise.
A la première côte, il dut réduire ses ambitions, descendre dans les plateaux, monter dans les pignons et rouler à l’économie. Évitant soigneusement les pavés, épargnant les poules à la couvade et usant de la roue libre jusqu’au moyeu, il finit par arriver aux abords de la Gare de Lyon.
Au tennis, le comte ne s’autorisait que l’usage du coup droit ; par honneur à son rang. C’est ainsi qu’un revers de la vie le désempara. A la suite de cet effet pervers, il s’était résolu à exercer, à la Compagnie, le métier de dresseur de plans.
On l’y employait plus particulièrement aux opérations de mise à jour. Quotidiennement, il lui fallait descendre dans les caves de l’établissement, chercher un lot des tubes qui contenaient les précieux parchemins et les remonter à l’air libre. Il devait ensuite, un par un, sortir les calques de leur étui et les exposer, en les déroulant, à la lumière du jour. C’était un travail sans fin, qu’il fallait répéter périodiquement pour empêcher les plans de s’étioler. Certains dessins, dressés sur calque végétal, profitaient de leur nature pour réussir une greffe avec le tube en carton où ils logeaient. Il devait alors couper délicatement au scalpel le pédoncule qui les retenait, tout en luttant contre le rouleau qui se débattait violemment. A cause de la lumière du jour il s’épargnait, du moins en hiver, de travailler trop tôt le matin et trop tard le soir.
Le comte espérait s’absorber assez dans son travail pour écœurer la douleur. Mais, l’Écume des Ans était tenace. Elle semblait même avoir investi la chaise où il lui fallait sans cesse s’asseoir et se relever car celle-ci s’était mise à grincer, atrocement.
Le retour fut un calvaire.
Le fringant vélocipédal, insensiblement, avait fait sa mue. Il s’était alourdi, des garde-boue avaient poussé, devant comme derrière. L’excroissance d’une grosse sonnette à deux tons finissait de lui donner l’air d’une antique békâne. Les pneus avaient enflé et leur caoutchouc collant s’accrochait à l’asphalte, épuisant le comte dans sa progression.
Blême et les cheveux collés sous le casque, Pierre-Jean arriva chez lui, renonça à suspendre sa monture au crochet et fila sous la douche s’abandonner aux apaisements de l’hydrothérapie à haute température. En vain.
Bien que pratiquant le rationalisme comme un mécréant, le comte n’en gardait pas moins une confiance puérile dans les pouvoirs de l’esprit. Il avait pratiqué, six années de rang, les exercices posturaux du Ya-qu’à Yoga et avait conservé de cette époque un goût prononcé pour la relaxation. Il n’avait pourtant jamais réussi, à l’égal de son Maître, à alléger suffisamment son esprit pour léviter, intégralement, au dessus de sa natte. Il décida tout de même, en dernier recours, de confier son dos à la mousse de son tapis et son mental à la conjugaison des énergies.
Après une heure de concentration intense, passée à compter ses os, il se trompa, oublia une retenue et lâcha l’affaire.
L’Écume des Ans, plus que jamais, restait rivée à ses vertèbres : elle le tenait maintenant tout entier à sa merci.
Alors, terrassé, Pierre-Jean Audubon de Chanteclou se coucha et sombra aussitôt dans un sommeil agité.
Il se rêvait nu et grelottant, seul, sur la plage immaculée de ses illusions. Une mer grise et huileuse clapotait à petites vagues, dégorgeant à chaque ressac, une frange de mousse jaunâtre. Profitant du retrait, les bulles d’écume éclataient avec un petit crépitement sec de fleurs vénéneuses. A leur place, le sable blanc s’imprégnait de marbrures sales.
Sur l’horizon, le ciel, virait au livide.
Quelques explications après la lecture de ce billet, un peu particulier….
C’est sans doute celui que j’ai eu le plus de plaisir à écrire. Il s’agit d’un pastiche, d’un texte « à la manière de » . De qui ? De Boris Vian.
De 17 à 24 ans, j’ai eu une passion déraisonnable pour cet auteur. L’écume des jours, étudié en 1ère en cours de français, a été pour moi une révélation, une porte dans l’univers de Vian où je me suis engouffré. Je crois pouvoir dire que j’ai tout lu de lui : ses romans, ses nouvelles, son théâtre, ses chansons, ses fausses traductions sulfureuses, jusqu’aux chroniques de jazz qu’il publiait dans la revue du Hot Club de France (où j’ai quand même fini par caler!).
J’ai essayé de mettre dans ce texte tous les ingrédients habituels du style Boris Vian :
- les expressions prises au pied de la lettre
- quelques mots inventés pour la circonstance
- des élucubrations abracadabrantesques scientifiquement bâties
- des objets vivants qui participent aux émotions des personnages
- un penchant pour l’oisiveté et un regard acerbe sur le travail
- etc.


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