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Le billet du 19 mai 2014
De ‘Delambre’ à la ‘Renverse’ ou les méandres de la mémoire.
Lors de mes trajets de retour en bicyclette (cf. le billet du 08/10/2013) il y a bien longtemps que j’ai trouvé plus opportun pour ma survie de ne pas suivre le boulevard Montparnasse jusqu’à la rue du Départ. J’évite ainsi de me retrouver, sans phare ni balise, dans le maelstrom motorisé qui affole tous les soirs la place du Dix-Huit Juin 1940.
Je préfère m’échapper avant, par la gauche, à ce carrefour du boulevard encadré par les deux établissements illustres que furent Le Dôme et La Coupole. J’emprunte alors une petite rue commerçante qui me ramène vers la rue du Départ par les eaux plus tranquilles du boulevard Edgard-Quinet.
Pendant des années, j’ai appelé cette rue « la rue du soleil dans l’œil ». C’est qu’à l’heure habituelle où je la parcours, elle est comme un canon qui pointe vers l’astre solaire et plus rien ne fait obstacle au flot de lumière qui se déverse dans son enfilade. Il me faut alors, humblement, baisser la tête et la visière du casque pour soustraire mes yeux à l’insoutenable regard.
Ce soir, pourtant, mes yeux se sont levés plus haut et j’ai découvert qu’il s’agissait de la rue Delambre.
Delambre, vous avez dit Delambre ?
Mais oui! Delambre et Méchain bien sûr, l’association a jailli d’un coup au fond de ma mémoire. Mais si, souvenez-vous, la dix millionième partie d’un quart de méridien terrestre, le mètre étalon !
Avec cette évocation le fil passe d’abord par une image d’enfance, celle d’un gros livre à couverture blanche que je parcourais à la dérobée me régalant de ses mots crus à saveur d’interdit : La guerre des boutons de Louis Pergaud. Certaines pages se distinguaient dans l’épaisseur par leur bord dentelé ; résultat d’une intervention au coupe papier que le premier lecteur avait dû faire pour les séparer de leur voisine siamoise. Presque 50 ans plus tard et sans avoir relu ce livre, je mettrais ma main au feu que, quelque part dans le récit pittoresque, les deux savants en redingote font partie des interrogations que l’instituteur de Longeverne jette sous les pieds des amis de Lebrac sur la route du certificat d’études. Tiens, il faudra que je le relise, un jour.
Mon voyage mnésique avale les années et ce sont d’autres noms, d’autres mots qui surgissent : Cassini, cartographie, triangulation, géodésie, alidade à pinnule (1)…
Me voilà replongé dans mes années « topo ». J’ai 20 ans. On me formate à la rigueur et à la précision, on me bourre la tête de démonstrations et de raisonnements, on m’assassine de mathématiques et de formules…. Les formules : de quoi faire virer le souvenir en cauchemar. Les seules formules qui n’aient pas été mes ennemies étaient celles qui définissaient des courbes à dessiner. Je leur attribuais un pouvoir magique qui permettait, par le calcul, de maîtriser l’élan vers l’asymptote, l’inflexion de la tendance ou le ratatinement de la courbure.
Des formules, j’en avais tout un répertoire à petit carreaux et à couverture vert pâle. Je les avais classées par ordre alphabétique pour essayer de les dompter : E pour les exponentielles, I pour les imaginaires, L pour les logarithmiques, S pour les suites et les séries, T pour les trigonométries planes, sphériques, hyperboliques… euh non, les cosinus hyperboliques étaient rangés à la lettre H, à moins que …bref je ne sais plus.
D’ailleurs, d’une manière générale je ne sais plus rien du tout. Tout s’est évaporé.
En quarante ans ma mémoire a fait son tri, elle s’est débarrassée de l’inutile. Les tiroirs sont vides. Ne subsiste plus sur leurs façades que quelques étiquettes jaunies : clothoïde, méthode des moindres carrés, tenseur du second ordre, orthodromie… Des mots qu’on répète comme des cantiques ancestraux et dont on a perdu le sens. S’ils en n’ont jamais eu un !
Les mots, toujours les mots. Et sur quoi se cristalliseraient nos souvenirs si le langage n’existait pas ?
(1) ancêtre lointain du théodolite
J’aurais pu ne garder de cette époque que les souvenirs tristes des hautes façades noires des Arts & Métiers emprisonnant une cour luisante de pluie au 2 de la rue Comté. Mais, comme à chaque fois qu’il passe par là, mon voyage intérieur rebondit immanquablement sur deux noms «Pierrot» et «Pollux». Ces deux-là ont passé l’épreuve du temps, ils ont toujours leur place dans mes contacts Outlook.
Derrière leurs surnoms, ils étaient comme les autres, mes compagnons de galère. Sauf que ces deux-là, fondus de voile, avaient réussi à refiler le virus des Glénans à toute la promo.
Grace à eux, les croisières où ils m’ont entraîné se sont ancrées dans les souvenirs de mes années «topo ». Elles y ont fixées d’autres éclats bien plus brillants, sur d’autres mots: le passage de la Teignouse par devant Quiberon, le phare du Grand Jardin au sortir de Saint Malo. Des repères qui jalonnent un florilège de drisses, de galhaubans, d’amures, de nœuds de chaise, de mise à la cape, de règle de Cras, de prise de coffre à la voile, de manœuvre de l’homme à la mer…et je vous en épargne ! Autant de psaumes sortis du « Cours des Glénans » qui trônait sur la table à cartes comme la Bible sur l’autel.
Tous les voyages ont une fin, ceux de la mémoire aussi.
Au bout des méandres de cette époque, que je parcours régulièrement, j’aime finir par «Le clapot sur le Raz Blanchard au moment de la renverse». C’est une autre formule magique.
Il me suffit de la répéter et je suis à nouveau dans notre petite coque, en panne de vent et de moteur, au large d’Aurigny. C’est bientôt le soir. Tout l’équipage fixe au loin la jetée du port, point final de l’étape du jour et tous aspirent à son havre.
Elle se rapproche ou elle s’éloigne? Et chacun s’abîme les yeux sur un liseré de pierres grises posé sur l’horizon.
Hélas ! C’est l’heure de la renverse. Après s’être vidée, toute la baie du Mont Saint-Michel va se remplir. C’est fini, sur le haut fond qui rampe vers nous depuis la pointe du Cotentin le courant s’accélère et nous rejette au large pour une grande nuit de quarts, à faire le bouchon sur le clapot en comptant les éclats des phares sur la côte et en buvant des cafés bien chauds.
Tant de choses sur trois mots : clapot, Raz-Blanchard, renverse. Je vous l’avais dit : c’est magique.
Peut-on faire confiance à sa mémoire ?
Pour reconstruire une vie qui nous convient, certainement. Çà, j’en suis convaincu.
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