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Atelier d’écriture du  lundi 22 septembre 2025

MASQUE

Je m’appelle Gborlah, fils de Teah et j’ai quinze ans aujourd’hui. Pour cet anniversaire, mon père m’a fait une promesse et j’attends ce soir avec impatience.

Par l’ouverture de notre case, je vois les palmes tressées des huttes de notre village qui se resserrent autour de l’unique chemin qui descend doucement vers la rivière. C’est qu’il a fallu lutter contre la forêt pour trouver un peu de place à s’installer ici.

Notre village s’appelle Klapadeh, mon père m’a expliqué que c’était un nom choisi pour attirer la clémence de la Cavalla, la rivière qui donne la vie et qui la reprend. Mon père sait tout, c’est lui le « Bodio », celui qui sait le langage des animaux et qui entend les esprits de la forêt. C’est pour ça que nous habitons un peu à l’écart  ; pour marquer la déférence que les villageois lui porte. Il paraît que c’est toujours comme ça dans les villages Grebo, c’est mon père qui me l’a dit, lui qui a traversé la forêt quand il est venu du Liberia.

Moi je n’ai encore jamais voyagé, je suis né ici et j’ai toujours habité ici, sous le regard du masque accroché au poteau mitan de notre hutte. Je me souviens de ma frayeur grandissante au fur et à mesure que mon père l’a sculpté dans ce morceau de mahogany qu’il gardait à l’ombre depuis ma naissance. Soir après soir, alors qu’il creusait plus profondément le bois brut, je voyais apparaître le mince triangle de son nez, sa bouche rectangulaire ouverte sur deux rangées de dents pointues qui s’entrelaçaient. Le plus terrifiant fut de voir s’exorbiter ces deux paires d’yeux l’une au dessus de l’autre, ces quatre tubes qui pointaient leur interrogation vers les mondes invisibles. Pour m’apaiser, mon père me dit que le masque et lui étaient de bons amis et que même s’il lui plantait une série de clous dans le menton, le masque ne lui en tiendrait pas rigueur. Ce qu’il fit les jours suivants pour terminer son œuvre.

Devant Klapadeh, la Cavalla fait un grand méandre où ses eaux calmes accueillent tous les poissons qu’elle nous donne. Hélas au-delà de la berge qui a été dégagée, les crocodiles aussi profitent de l’eau un peu boueuse et de l’enchevêtrement des lianes et des racines pour tendre leurs embuscades. Ce sont les seigneurs de la rivière qui peuvent apporter la mort après des heures d’attente silencieuse. Tous les villageois les redoutent.

Mon père aussi connaît cela et il sait comment se faire entendre de ces mâchoires avides et de ces pattes griffues sous les carapaces d’écailles. Lui et le masque.

Quand les pluies sont moins denses, et que la Cavalla laisse enfin émerger ses bancs de sables tout le village se réunit sur la berge. Mon père décroche le masque de son poteau et solennellement le fixe comme un heaume sur sa tête. Au travers du bois, sa voix prend la couleur des ténèbres pour entonner les longues incantations qui accompagnent sa marche jusqu’à la rivière. A tour de rôle, chaque année, une famille du village donne une de ses chèvres pour le sacrifice. Apaisée par le murmure du masque la pauvre bête accepte sans frémissements la morsure du couteau qui l’égorge. Chacun trempe alors ses mains dans le sang offert et en macule la face du masque qui en devient encore plus terrifiant sous les feux du couchant. La voix de mon père, le Bodio, s’enfle alors jusqu’à devenir une clameur qui s’étend sur l’eau dans une langue étrange et gutturale. Alors, seul sur sa pirogue, il s’avance sur le flot calme pour déposer la carcasse sur un îlot découvert. On devine alors dans les reflets du crépuscule, les émergences des narines frémissantes et des yeux globuleux qui se tiennent à distance comme hypnotisées par ceux proéminents du masque. Sitôt mon père de retour sur la berge, c’est la curée. La carcasse disparaît en un instant dans le fracas des mâchoires et des éclaboussures. Dans la semaine qui suit, les familles nous apportent cadeaux et nourriture en remerciements.

Enfin, tout cela s’était jusqu’à mes 12 ans car depuis qu’elle est arrivée tout à changé.

Elle, c’est celle qu’on appelle « Blan madam » et que mon père nomme « Lady Simone ». Il paraît que dans le monde des Kwii elle et son mari sont très riches et très célèbres. C’est une petite femme déjà âgée, toute blanche des pieds aux cheveux. On pourrait la penser fragile mais à la manière de tenir sa tête haute et d’accueillir le monde dans son regard on sent la force des esprits qui l’animent. Elle a des yeux étranges, de la couleur du ciel quand les nuages s’écartent.

La première fois, elle est venue dans une de ces Land Rover comme il en arrive au village trois ou quatre fois dans l’année par la piste qui traverse la forêt depuis le Liberia. Elle cherchait où était l’ancienne grande maison du gouverneur, celle qu’à un quart d’heure de marche, la forêt commence à manger depuis deux ans que plus personne n’y habite.

Tout de suite elle est venue s’adresser à mon père. Ils ont eu une longue conversation, entrecoupées par les interventions de son interprète, car elle ne parle pas notre langue. Il l’a reçu sous le carbet d’accueil, sous le regard du masque qui a sondé les yeux bleus pendant tout le temps de l’échange.

Je m’étais réfugié sous le manguier et je ne pouvais pas comprendre ce que mon père et elle se disaient mais je sentais avec étonnement tout le respect que chacun avait pour l’autre. J’avais l’impression qu’il y avait entre eux comme des retrouvailles au cœur de la découverte.

La première année, on ne la vit pas beaucoup. Elle faisait remettre en état la grande maison, le golf et le court de tennis de l’ancien gouverneur. Une grande partie du village y a participé ; en échange des barques ont commencé à remonter la rivière jusqu’au village apportant la farine de manioc et le sorgho qui nous manquait.

La deuxième année elle a commencé à y habiter par période, souvent seule, quelquefois accompagnée de son mari. Un petit avion la déposait discrètement atterrissant sur l’espace dégagé du golf, au grand étonnement du village. Moi, je l’étais moins car mon père m’avait enseigné toutes les machines que les blancs passaient leur temps à inventer au lieu d’écouter les esprits.

Malgré son âge, elle passait de longues après-midi à parcourir la drôle d’herbe rase du golf qui s’étendait maintenant sur au moins trois fois la surface de notre village et qui mobilisait toute l’année au moins deux familles complètes pour que la forêt n’y retourne pas.

Un autre rite s’est maintenant installé quand elle est là. Deux fois par semaine, elle descend au village avant l’arrivée brutale de l’obscurité pour se baigner dans la Cavalla. Quand il entend le bruit de la Land Rover, mon père décroche le masque de son poteau et accompagne celle qu’il appelle « Lady Simone » jusqu’à la berge.

C’est le spectacle du soir, tout le village est là. La petite silhouette frêle de la « Blan-Madam » ,accompagnée de son boy, sort de la voiture habillée à chaque fois d’une manière différente. La souplesse et l’élégance de sa démarche tient tout le monde en haleine et sa façon de se glisser dans l’eau sans la troubler étonne toujours autant.

Au début les villageois étaient terrifiés de la voir ainsi s’aventurer loin de la rive à cette heure où les prédateurs sont aux aguets mais maintenant qu’ils connaissent les pouvoirs de mon père et de son masque ils sont simplement contents de s’épargner le sacrifice d’une chèvre par an.

Une fois ses incantations terminées, mon père dresse le masque au bord de la rive et s’en éloigne respectueusement de quelques pas. C’est miraculeusement de la bouche rectangulaire elle-même que s’élève maintenant par intermittence la clameur, rocailleuse et grondante comme le tonnerre. Aussitôt, dans la mangrove toute proche, les remous s’estompent, les écailles se figent, les yeux globuleux voilent leurs regards devant celui du masque.

Ce soir elle est venue et elle a nagé dans l’eau comme à l’accoutumée. Ce soir j’ai 15 ans et je suis heureux, car mon père a tenu sa promesse. Il m’a révélé, à moi tout seul, ce que dit le masque de sa voix mystérieuse. Maintenant je sais que les mots qui se cachent derrière les sons rauques qui font friser l’eau jusqu’à la mangrove disent : « On ne touche pas à Madame Lacoste ! »

Aviez-vous la chute ? Il y avait pourtant des indices : « Simone » et « golf »
Simone de Thion la Chaume, golfeuse internationalement titrée et femme de René Lacoste.

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Commentaires

Une réponse à “Masque”

  1. Avatar de Patrice
    Patrice

    Fabuleux, comme à l’habitude. Un vrai talent de poète.
    Bravo mon ami,
    Patrice

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