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souvenirs et digressions avril 2023

Une affaire de points de vue

Prologue. Il y a fort, fort longtemps…

Je suis à l’hôpital Antoine Béclère de Clamart. C’est la première fois que je viens voir Claude dans sa chambre.

Tout tendu dans la préparation du baccalauréat – plus que quelques mois – c’est le lycée qui m’a prévenu. On m’a demandé de passer voir le surveillant général dans son bureau. Étrange. Avec beaucoup de ménagements, il m’a annoncé la nouvelle.

A cette époque, au lycée, j’ai des connaissances mais peu d’amis. Claude est de ceux-là et dans le premier cercle. Nous nous côtoyons depuis la sixième. Nous avons des jeux en souvenirs, quelques frasques gentilles à notre actif, trois ou quatre secrets qui nous unissent et des rêves que nous partageons. Parmi ceux-là, il y a la moto. Pour moi c’est toujours un rêve, pour lui, il a fini par convaincre ses parents pour une Honda 125. Chanceux ?

C’est elle qu’il l’a projeté, tête la première dans ce désastre.

En plus de sa jambe en morceaux, la commotion cérébrale l’a plongé dans un coma éveillé. Je le découvre, calé contre un nid d’oreillers. Je vois ses yeux ouverts, fixes. Je suis accroché au pied du lit, il ne me voit pas.

Est-ce que j’existe encore dans ses pensées ? Qu’est-ce-qui fait qu’un œil est vivant ?

A son chevet, ses parents sont effondrés. Une boule m’étrangle la gorge, je ne trouve pas les mots de compassion pour les réconforter.

Ce regard vide que je sonde, désorienté, m’envahit tout entier. Ma mémoire s’en imprègne.

Dans les Cévennes, Avril 2023.

Avec Françoise, nous jouons aux touristes dans les Cévennes où nous avons décidé de nous offrir trois jours de découverte. Des vacances au milieu des vacances en quelque sorte ; un tour dans les montagnes pour nous changer du bord de mer qui est devenu notre quotidien.

Nous sommes arrivés à Florac hier soir et c’est notre première journée. Nous venons de pique-niquer d’une salade, assis sur un muret à St-Jean-du-Gard, au bord d’une jolie place marbrée par l’ombre des platanes. Nous avons tournicoté, flâné un peu dans les rues avant de repartir. C’est une désinvolture encadrée. En touristes organisés, nous suivons un circuit bien précis. Nous voilà remontés sur le causse en direction du Mont Aigoual.

J’aime bien conduire sur ces petites routes pittoresques, celles qui sont bordées de vert sur les cartes Michelin. Ça tourne, ça vire, ça monte, ça descend, ça négocie avec le relief. Je ne sais pas s’il est encore « écologiquement » autorisé de dire qu’on aime conduire une voiture mais c’est mon cas. Certes, je n’ai plus le plaisir mécanique du levier de vitesse, sacrifié sur l’autel du modernisme automatique, mais il me reste celui du volant et de la trajectoire. Rien de sportif pourtant dans ma conduite. Bien au contraire, quand je vois quelqu’un dans mon rétroviseur, j’essaie au plus vite de me ranger sur la droite pour le laisser passer et pouvoir reprendre ma petite vitesse de cabotage, celle qui me laisse le loisir d’apprécier le paysage.

Justement, dans mon rétroviseur, voilà deux silhouettes de scarabée, courbées sur leur machine qui se rapprochent et qui me doublent alors que les panneaux nous annoncent l’approche des parkings de l’observatoire du Mont Aigoual.

Les motards ; dès que j’en croise sur la route, ma pensée s’en va vers l’ami Claude, lui qui cultive toujours sa passion de jeunesse pour la moto en bichonnant sa Harley, pour conjurer les ans.

Nous garons la voiture et nous sortons, heureux d’étirer nos jambes. Les deux silhouettes de scarabée aussi se sont arrêtées un peu plus loin et, lentement, se désincarcèrent de leur carapace. Voilà les chevaliers descendus de leur monture qui retirent leur heaume.

Ah ! Mais c’est qu’ils ne sont pas de prime jeunesse non plus ces deux-là ! Et qu’est-ce qui a fait tomber leurs cheveux comme ça, le casque ou les années ?

C’est curieux, je connais pourtant deux ou trois autres personnes qui roulent en moto mais, c’est toujours vers Claude que se tournent mes pensées. Peut-être à cause du souvenir de deux yeux vides, flottant au dessus des oreillers…

Des souvenirs ? Au Mont Aigoual, j’en ai d’autres.

Nous y sommes venus en 1987 ; notre fille avait dix-huit mois. Je revois une photo d’elle, assise par terre au pied d’une pente où se mêlent touffes d’herbe, cailloux et fleurs sauvages.

Françoise, avec sa mémoire de mère, se souvient d’une nuée de petites mouches noires qui se collaient à sa petite robe.

Nous étions en vacances à Camprieu et nous étions montés au Mont Aigoual entre deux siestes. De la visite de l’observatoire je n’ai conservé le souvenir que de quelques photos en noir et blanc qui décoraient les salles : l’observatoire englouti sous la neige, les mâts et les structures portant les appareils de mesure manchonnés dans une gangue de glace à rebuter un esquimau.

Rien de tel aujourd’hui. Nous avons la chance d’avoir un temps dégagé : un jour sur trois en moyenne, nous expliquent les panneaux. Nos pas de touristes bien formatés nous emmènent sans hésitation à la table d’orientation placée au sommet d’une tour ronde et crénelée qui agrémente un coin des bâtiments ; juste au bord de l’abrupt versant sud.

Les tables d’orientation sont fascinantes. Elles sont de la famille de ces géographies circulaires pré-galiléennes dont l’observateur est toujours le centre.

Autour de lui, les collines proches, les montagnes lointaines y font une ronde agrémentée de noms, de distances, de flèches qui incitent l’œil à fouiller la brume. Sans oublier l’incontournable rose des vents sans laquelle, la table d’orientation ne serait plus qu’une vulgaire table.

C’est aussi une cartographie affective sur laquelle on se penche plus pour rêver que pour voir. Chaque nom est une porte qui peut s’ouvrir : sur un souvenir, si on y est allé, ou sur un projet de voyage, si on n’y a jamais mis les pieds.

Nuage ou réalité, le Mont Ventoux est là-bas, au bout de la flèche : je revois la voiture peinant dans les lacets dans un désert de cailloux, définitivement pelé, éclatant de blancheur sous le soleil.

Nous identifions le Pic Saint-Loup, très nettement découpé : c’est à ses pieds, dans les garrigues au Nord de Montpellier, que ce coin de France nous a décidés en 2011, à en faire une destination pour notre future retraite.

Et là-bas, imperceptible et minuscule noirceur au bord de l’infini, c’est maintenant notre familière « bosse de baleine » de la ville de Cette – comme on l’écrivait jadis – où se juche le mont Saint-Clair.

Même le Mont-Blanc, totalement invisible, je le vois. Si ; dans mes yeux d’enfant en vacances à Sallanches, quand, le soir et en famille, nous allions voir par dessus les arbres sa cime virer au rose dans le soleil couchant.

En bonne place sur le plan circulaire, une calligraphie élégante explique que la table a été réalisée grâce aux bons soins et aux subsides du Touring Club de France : cette noble institution qui promotionna le tourisme à une époque où il n’existait pas et qui finit par disparaître à la fin du siècle dernier, victime d’avoir trop bien réussi.

Voilà qui me rejette encore plus loin dans le passé. Non pas dans ma mémoire, mais dans celle de mes parents qui découvrirent l’aventure du camping en même temps que les premiers congés payés. Je pense que mon oncle et ma tante y ont été affiliés. J’en veux pour preuve un petit fanion bleu, blanc, rouge portant les trois initiales TCF entrelacées que nous avons retrouvé lors du débarras de leur maison après leur décès. Sur les films en noir et blanc que faisait mon oncle dans sa jeunesse, je l’ai vu, ce petit fanion, fièrement dressé à l’avant de leur kayak biplace, s’aventurant en éclaireur au milieu des roseaux….

Mais nous quittons la table aux souvenirs et j’arrête ici d’épancher ma mémoire avant que toute la bobine ne se dévide.

Nous faisons le tour de l’observatoire pour aller voir de près d’étranges assemblages de branches séchées qui nous ont intrigués.

Au détour d’un angle des bâtiments, voilà nos deux motards qui resurgissent tout d’un coup. Je les avais presque oubliés, plongé dans mes souvenirs. Eux, ont eu un autre point de vue que nous, ils ont choisi une autre table. Les voilà en train de deviser tranquillement autour d’une bière, à la terrasse de la buvette-boutique-souvenirs de l’observatoire.

D’emblée la scène m’a amusée, l’ami Claude s’est invité à nouveau, comme un troisième larron. Je veux prendre une photo que je lui enverrai pour marquer la continuité de notre connivence. Je me recule de quelques mètres à l’abri de l’angle du mur et je prépare mon matériel. Puis, négligemment, l’appareil photo en bandoulière sur le ventre, je leur vole cet instant de convivialité, comme ça, à la sauvette. Une fois, clic, deux fois, clac… allez, recadré et redressé, il y aura bien moyen d’en faire quelque chose !

Bien que je les emporte avec moi dans ma boîte noire, ils resteront toujours deux inconnus croisés par hasard. De quoi parlaient-ils ? De souvenirs, de projets, du plaisir qu’ils avaient pris à balancer la moto dans les virages ? Le mystère est enfermé avec eux dans la boîte.

Nous poursuivons notre promenade. Finalement, chaque bouquet de branches séchées symbolise un record météorologique enregistré par l’observatoire. Je suis là, physiquement présent à cette promenade mais je sais que mon cerveau se réjouit d’une nouvelle occupation. Il faut que je trouve un bon mot, un slogan pour commenter ma photo sur WhatsApp. Une phrase choc que je pourrai ponctuer d’un « Lol » et d’un smiley pleurant de rire.

Je sais ce que je dois faire dans ces cas-là : continuer à faire l’acteur sur le devant de la scène et laisser toute liberté à mes pensées dans les coulisses. Surtout pas d’intrusion !

Nous revenons doucement vers le parking. Dans le conciliabule qui s’agite à l’arrière de mon crâne, il me semble entendre chuchoter un mot… « mousse » peut-être ? Non, c’est encore trop tôt, tout est encore trop diffus, trop mouvant. Il faut laisser mûrir.

Je m’intéresse aux paysages, je regarde les lumières du ciel, je fais encore quelques photos pour lesquelles je cherche des premiers plans. Je joue mon rôle dans le présent.

Nous arrivons à notre voiture. En nous installant, je dis à Françoise :

– Ça y est, pour la photo de la bière à envoyer à Claude, je crois que j’ai trouvé la formule.

Alors, tout cabotin, je déclame en démarrant ; « Pierre qui roule n’amasse pas mousse mais, motard qui roule réclame sa mousse. » 

Et voilà, une fois de plus j’ai cédé à mon vice : le plaisir facile de la blagounette à quatre sous.

Pourquoi mon cerveau a-t-il toujours besoin de s’amuser ainsi avec les mots ? Mystère.

Peut-être est-ce un subterfuge pour ne pas laisser remonter à la surface tous les yeux vides qui y sont enfouis….

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